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Cela fait plus d’un demi-siècle que la disquaire a lancé son funeste présage et le rock est toujours bien vivant. Il semble même au mieux de sa forme : ces Irlandais libèrent une puissance impressionnante.

Rubber Soul est sorti à Noël. La presse estimait que c’était l’album le plus complexe et le plus abouti des Beatles. Pour ma part, j’étais quelque peu déçu, je trouvais que le beat était plus mou et que certains textes sentaient la prise de tête. C’étaient les signes avant-coureurs d’un changement profond, une frange non négligeable du rock allait se ramollir et se prendre au sérieux.

Birkin est arrivé dans les premiers jours de 66. C’était un frileux matin d’hiver, je partais travailler. J’ai ouvert la porte. Comme un mirage, il a émergé du brouillard qui engloutissait la rue.

Je n’ai jamais su si ce n’était qu’un surnom ou s’il s’appelait réellement Birkin, mais tout le monde l’appelait comme cela.

Birkin venait de nulle part. Il m’a dit qu’il arrivait en droite ligne de Buenos Aires où il avait vécu deux ans. J’ai remarqué par la suite que sa version changeait selon les circonstances et les gens auxquels il s’adressait.

Il était petit, maigrichon et portait des cheveux courts avec une raie bien nette sur le côté. Il débordait d’énergie et semblait à tout moment détenir la nouvelle la plus surprenante qui soit. C’était un ami d’enfance de Brian. Il connaissait tout le monde à Londres et jouait de l’harmonica comme un dieu.

Il a emménagé dans ma chambre, suivi de près par ses quinze valises.

Nous nous situions aux antipodes l’un de l’autre, tant par notre apparence que par notre tempérament. Il était toujours tiré à quatre épingles, j’étais débraillé, il parlait sans cesse, j’étais taciturne. Il se levait chaque matin de bonne humeur et voyait la vie de manière positive, je me méfiais de tout. Nous sommes pourtant devenus les meilleurs amis du monde.

À toute heure du jour ou de la nuit, il sortait son harmonica de sa poche, l’emprisonnait au creux de ses mains et le faisait rire ou pleurer. Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était comme si ce banal morceau de bois était animé par ses propres émotions. J’étais ébloui par son talent. J’interrompais ce que je faisais et je l’écoutais, subjugué.

Birkin faisait partie des mods. La jeunesse branchée londonienne était divisée en deux clans distincts et rivaux, les mods et les rockers. Une maxime affirmait qu’il fallait être mod ou rocker pour être quelque chose. Je ne comprenais rien aux courants de pensée et aux préférences musicales qui les opposaient, les raisons de leur antagonisme m’échappaient.

D’après Birkin, les mods étaient des citoyens du monde qui se voulaient tournés vers l’avenir, ils étaient optimistes et décontractés. En public, un mod se devait de ne jamais sourire. Shepherd’s Bush, un quartier à l’ouest de Londres, était leur point de ralliement.

Les rockers n’étaient selon lui qu’une résurgence malsaine des Teds, les Teddy Boys des années cinquante. Avant de lisser leur image, les Beatles étaient de vrais Teds. Ils cherchaient la bagarre, s’empoignaient pour un oui ou pour un non et étaient interdits d’entrée dans les pubs de Liverpool. Sous des dehors de poète du prolétariat, Lennon était le plus querelleur des quatre.

Les néophytes tels que moi différenciaient les mods des rockers par leur aspect extérieur. Les premiers portaient des costumes italiens taillés sur mesure. Ils se changeaient plusieurs fois par jour et sillonnaient les rues de la capitale en scooters Vespa customisés. Leur mouvement était à l’origine du phénomène de Carnaby Street, du nom de cette rue londonienne qui était devenue l’épicentre de la mode et de la révolution culturelle au début des années soixante.

Les rockers arboraient une banane enduite de gomina. Ils étaient vêtus de jeans et de blousons de cuir noir rehaussés de clous ou de chaînes. Ils se déplaçaient en grosses motos anglaises, Triumph, Norton ou BSA et se retrouvaient à la périphérie des villes.

Les mods et les rockers formaient deux clans fanatiques. Les mods considéraient les rockers comme des voyous, les rockers disaient des mods qu’ils n’étaient que des minets efféminés.

Leurs redoutables bagarres avaient tourné en guerre sainte. Quand ils ne travaillaient pas, ils se donnaient rendez-vous en bord de mer et se livraient à de véritables batailles rangées.

Birkin ne sortait jamais sans son hameçon, sa matraque et son couteau de poche. Il les dissimulait dans la doublure de la parka militaire qui protégeait ses beaux habits.

Quand je lui ai présenté ma collection de disques, il n’a pas daigné y jeter un coup d’œil. Je n’avais pas d’album des Who, je ne connaissais ni les Small Faces ni Georgie Fame. Je devais arrêter d’écouter des disques enregistrés en studio et partir à la rencontre du rock authentique.

Je lui ai parlé de la forte impression que j’avais gardée du concert des Stones. Il a semblé plus surpris que d’habitude. Il s’est engagé à parfaire mon éducation musicale, il avait ses entrées dans la ville et allait me faire découvrir la musique sous une autre facette.

Londres fourmillait de clubs. Les plus courus par les fans de rock étaient le Marquee et le Crawdaddy. Les amateurs de rythm and blues se retrouvaient au Club Ealing. Ce dernier était situé en sous-sol, sous la gare. Un trottoir de verre passait au-dessus de la scène, les musiciens qui s’y produisaient avaient les pieds dans l’eau et l’impression qu’on leur marchait sur la tête. Des dizaines d’autres endroits égayaient les nuits londoniennes, le Adlib Club, le Scotch, le Sybilla’s, le Flamingo, le Red Lion, le Bag O’Nails, le Speakeasy, le Revolution, et d’autres encore dont j’ai oublié le nom. Ils étaient différents à la base, mais ont fini par se ressembler.

Le premier que Birkin m’a fait découvrir était le Marquee. Il était situé à Wardour Street, au cœur de Soho. Les Stones y avaient fait leurs débuts avant de devenir le groupe à résidence du Crawdaddy. Il était dirigé de main de maître par un certain Harold, un dingue de jazz et de blues qui avait surfé sur la déferlante des premiers groupes de rock britanniques.

Birkin le connaissait bien, il avait été amené à remplacer à plusieurs reprises Cyril Davies, un harmoniciste qu’une leucémie avait emporté l’année précédente. Je ne lui ai pas demandé comment il était parvenu à réaliser cette prouesse, il était censé se trouver en Argentine.

Birkin avait une admiration sans bornes pour les Who. Le groupe se produisait au Marquee tous les mardis soirs. Les concerts se jouaient à guichets fermés, mais Harold avait une dette envers Birkin.

Nous y sommes allés fin janvier. Ce soir-là, j’ai vu le groupe le plus extravagant de la planète. J’avais entendu parler de leurs facéties sur scène, mais ce que j’ai vu dépassait de loin ce que j’imaginais.

Dès leur entrée en scène, on pressentait qu’ils étaient teigneux et violents. Ils étaient d’humeur maussade, lançaient des regards agressifs au public et se houspillaient pendant la mise en place. Au lieu de clore leur passage par leur plus grand hit, comme l’avaient fait les Stones, ils ont commencé par le fracassant My Generation qui était en tête du hit parade.