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Lucy est partie un matin. Brian avait poussé le bouchon trop loin. Elle est partie, sans une explication, sans laisser un bout de papier dans l’une de mes poches. Nous nous voyions moins, mais ce départ sans préavis m’a laissé un goût amer. Je me sentais frustré, trahi, laissé pour compte.

Ce soir-là, j’ai eu un coup de cafard et j’ai retracé mon parcours à Birkin. Nous devions aller voir John Mayall, mais il est resté près de moi, sans se lever de sa chaise, sans m’interrompre, sans lancer de coup d’œil à sa montre. Il m’a écouté, avec ses yeux ronds, ses plis dans le front et son air stupéfait.

À son tour, il s’est ouvert. Son père était quelqu’un de connu en politique. Il ne supportait pas ce milieu hypocrite. Il ne m’en a pas dit plus.

Nous sortions tous les soirs. Nous écumions les clubs de la capitale. Mes nuits étaient peuplées de rock, de ce rock pur et vivant qui n’avait rien à voir avec le produit que l’on trouvait dans les disques que nous vendions. Au milieu des cris, dans une salle enfumée parcourue par l’odeur de la bière, du tabac, de la sueur et de l’urine, même l’espace entre deux rocks était du rock. Les fausses notes, le Larsen, les coups de gueule et les morceaux de bravoure faisaient partie de notre univers.

J’ai fait la connaissance de nombreux groupes, des formations réputées comme Manfred Mann, le Spencer Davis Group ou les Yardbirds, mais aussi des musiciens prometteurs qui faisaient leurs débuts au Marquee, tels Pink Floyd, The Actions, David Bowie ou Al Stewart.

Nous étions au Scotch of Saint James lors d’un passage de Jimi Hendrix. Le souvenir de ce moment reste tatoué dans ma mémoire.

Au début, Jimi se penchait sur sa guitare, l’air inspiré, les yeux fermés. Soudain, il se mettait à tourbillonner. Il s’agitait, jouait avec les dents, le coude, raclait les cordes de sa Fender contre la scène. Des bombes explosaient, des sirènes hurlaient, des Stukas piquaient sur Londres comme en plein Blitz.

Il était capable de recréer un contexte sonore et visuel en trois dimensions à l’aide de sa Stratocaster et d’une pédale fuzz.

Subjugués par son talent, nous sommes retournés le voir au Bag O’Nails. Chacun de ses concerts était unique.

Le Crawdaddy restait l’un de nos endroits de prédilection. Les Stones y avaient été le groupe à résidence, mais leur popularité battait de l’aile. Pour leur malheur, Mick Jagger était devenu l’hôte le plus brigué de la planète. Il prenait son rôle à cœur et voyageait dans des sphères supérieures.

Les Yardbirds les avaient remplacés. Jeff Beck occupait désormais la place laissée par Clapton. La basse était tenue par un certain Jimmy Page, un gars de mon âge, un musicien de studio à la virtuosité phénoménale. De temps à autre, il troquait sa basse pour une Gibson à double manche sur laquelle il jouait avec un archet.

Nous terminions nos nuits à l’Adlib Club ou au Speakeasy. Contrairement à ce que tentaient de faire croire les magazines spécialisés, les groupes de rock qui squattaient les places d’honneur au Top 50 se connaissaient bien et n’étaient pas rivaux. Les Beatles et les Rolling Stones étaient des habitués de l’Adlib. Des cohortes de fils à papa faisaient le poireau dans la boîte avec l’espoir de les voir débarquer. Ils se shootaient à la cocaïne et avalaient des litres de whisky jusqu’à sombrer dans un coma éthylique.

Bon nombre de musiciens se rendaient au Speakeasy après leurs concerts. Ceux qui y venaient ne se prenaient pas au sérieux et étaient accessibles. Si l’on montrait patte blanche, il était possible de les approcher et d’échanger avec eux.

C’est là que j’ai fait la connaissance de quelques pointures avec qui j’ai sympathisé, Andy White, Ritchie Blackmore, John Lord, Jeff Beck ou encore Bobbie Clarke.

Jimi Hendrix y est venu une ou deux fois. Autant il explosait sur scène, autant il était discret en dehors. Il s’asseyait dans le fond de la salle et dessinait sur des cartons de bière.

Je buvais beaucoup et fumais de grandes quantités d’herbe. Nous ne rentrions qu’à l’aube et le disquaire ouvrait les portes à neuf heures, nous ne dormions que quelques heures. Pour tenir le coup, nous renforcions l’effet de l’herbe en avalant des pilules de méthédrine ou de benzédrine.

La recette était simple ; un joint, un comprimé, un joint, un comprimé. Birkin m’avait refilé le tuyau. Durant la guerre, ces amphétamines avaient permis aux soldats anglais de rester éveillés pendant plusieurs jours.

Nous entendions souvent parler de l’acide, mais il ne circulait pas en Angleterre. Il était considéré comme un produit de prestige qui ne s’adressait qu’à une certaine élite. Selon la rumeur, tout ce que l’Amérique comptait comme artistes était devenu accro au LSD.

Une nuit, alors que nous étions au Speakeasy, quelques musiciens sont montés sur scène pour bœuffer. Après quelques morceaux ils ont demandé s’il y avait un harmoniciste dans la salle. Birkin a fait une grimace, s’est levé et est allé les rejoindre.

Deux heures plus tard, nous débarquions à une vingtaine chez Brian.

Birkin, complètement ivre, galvanisé par le triomphe qu’il venait de remporter au Speakeasy, l’a tiré hors du lit et lui a ordonné de nous remettre les clés de la cave.

Nous nous sommes précipités dans l’escalier, avons allumé les amplis et branché les guitares. Denny Laine et un autre type se sont rués sur les instruments. Denny avait été le guitariste des Moody Blues. Il avait quitté le groupe et errait comme une âme en peine. L’autre était bassiste. Je me suis mis à la batterie, Birkin au chant et à l’harmonica.

Je n’avais plus joué depuis longtemps. J’avais bien tenté de traîner au coin d’Archer Street l’un ou l’autre lundi, comme le faisaient les musiciens en quête de travail, mais je n’étais jamais parvenu à me vendre. Ma réserve et mon manque de maîtrise de la langue me desservaient et les Anglais présents raflaient la mise.

Par chance, les dizaines de pilules que j’avais avalées avaient levé mon inhibition naturelle et désamorcé mon trac. Il ne m’a fallu que quelques minutes pour retrouver mes sensations. Je me suis identifié à Keith Moon et me suis appliqué.

Nous avons joué jusqu’à huit heures du matin. Quand nous avons arrêté, une centaine de types venus de je ne sais où se massaient dans la cave. Brian, habillé à la hâte, les cheveux hirsutes, s’était mis derrière le bar. Il avait vidé les frigos et encaissé un bon paquet de fric.

La période la plus mouvementée de ma vie a commencé ce soir-là pour se terminer quelques semaines plus tard, avec l’entrée de Mary dans ma vie.

Ce furent des semaines de folie. Nous passions notre temps à courir comme des dératés, à dépenser en une heure l’argent que nous gagnions en une semaine, à suivre des concerts et à nous précipiter dans la cave pour rejouer ce que nous avions entendu.