Clapton méritait son surnom, il jouait comme un dieu. Ramassé sur sa guitare, il paraissait absent, absorbé dans ses constructions complexes. La salle était suspendue à ses notes. Sa vitesse d’exécution était phénoménale, ses solos vertigineux. De temps à autre, sa guitare partait dans une envolée lyrique qui se terminait sur une note soutenue qui flanquait le frisson.
Le jeu de Ginger Baker était à couper le souffle. Avec son visage émacié, son teint blafard et ses dents pourries, il symbolisait le batteur suprême. Il jouait comme s’il ne lui restait que quelques heures à vivre, comme s’il pouvait encore sauver sa peau à condition qu’il cogne suffisamment fort pour éloigner le mauvais sort. Les yeux exorbités, la bouche béante, il s’immergeait dans d’interminables roulements qui emportaient tout avec eux.
À la fin du concert, je tremblais de tous mes membres. Le phénomène d’identification avait fait son œuvre, j’allais me laisser pousser la barbe et les cheveux. Plus tard, je les passerais à l’eau oxygénée pour qu’ils se rapprochent de la couleur de Ginger.
Nous sommes allés au Speakeasy. Nous savions que Clapton risquait d’y faire un saut. Il a débarqué une heure plus tard. Il était accompagné par sa clique de parasites. Ni Bruce ni Baker n’étaient là. Ils se sont installés au fond du club, indifférents à ce qui se passait dans la salle et sur la scène.
Lorsque nous avons quitté le club, une quinzaine de gars nous ont suivis, des habitués pour la plupart. À notre grande surprise, Clapton nous a emboîté le pas, une partie de sa bande sur ses talons.
Tout ce beau monde est arrivé à la cave en même temps. Brian a frisé la syncope quand il a reconnu Clapton. J’étais également tétanisé par sa présence. Quelques types ont pris les guitares, je me suis mis à la batterie et nous avons commencé à jouer.
À force d’observer le jeu des batteurs, j’avais enrichi le mien. La plupart des batteurs de rock jouaient les quatre temps sur le charleston. Pour ma part, je m’arrêtais en position levée sur le deuxième et le quatrième temps, ceux qui formaient le backbeat, et je laissais la caisse claire dominer. Je traînais un peu sur celle-ci, mais j’étais parfaitement en place sur le charleston.
Le style de chaque batteur était déterminé par ce décalage infime entre les deux. Cette manière de faire durer la mesure un peu plus longtemps caractérisait mon jeu et les musicos avec lesquels je jouais aimaient cela.
Clapton était accoudé au bar. Il buvait, fumait et bavardait, des filles accrochées à ses basques. De temps à autre, il jetait un coup d’œil dans notre direction, c’était machinal, comme s’il avait devant les yeux une télévision qui diffuse un match de foot sans le son.
Entre deux morceaux, j’avalais des pilules par poignées. Quelques verres plus tard, les échanges se sont animés et Clapton est venu dans notre direction. Nous nous sommes arrêtés de jouer. Il a pris une guitare, l’a accordée, a réglé le son, a donné quelques instructions au bassiste. Ce dernier m’a adressé un clin d’œil, s’est penché sur le micro, a compté jusqu’à quatre.
Nous avons joué pendant une heure ou deux. Des standards de rock et de blues. Je ne me souviens ni des titres ni de la façon dont je les ai interprétés. J’avais perdu la notion du temps et de l’espace.
Après le dernier morceau, la salle s’est déchaînée. Clapton s’est tourné vers moi, a levé son pouce et m’a dit que j’avais assuré.
Il n’a rien dit de plus, mais il n’aurait rien pu dire de mieux.
J’avais assuré.
Plus tard, Birkin m’a dit que j’avais été impérial.
Je n’étais pas encore le meilleur batteur de la planète, mais j’avais joué avec Clapton et j’avais assuré.
43
Ta trahison
Mary a fait son apparition le lendemain de ce fameux soir. Si je n’avais été encouragé par les paroles de Clapton, je serais sans doute resté cloîtré dans mon mutisme habituel.
Mary est née un soir de réveillon, pendant la dernière heure du dernier jour de l’année 1946.
Ses parents descendaient de la petite-bourgeoisie. C’étaient de fervents anglicans, bien-pensants et attachés aux grands principes. Malgré leur dévotion, ils ont divorcé quand elle avait dix ans. Elle a quitté Londres pour suivre sa mère et s’installer à la périphérie d’une petite ville dans le Berkshire. Sa mère y avait trouvé un emploi dans une librairie du centre.
En s’inscrivant au cours d’art dramatique de son école, Mary a pris conscience de son don pour la musique et le chant. À l’âge de quatorze ans, elle chantait le samedi soir dans les cafés de son patelin. Son répertoire était constitué d’airs populaires traditionnels. Sa mère la chaperonnait et récoltait les pourboires.
Comme ses récitals étaient fort appréciés, elle a commencé à chanter le vendredi et le dimanche, puis tous les jours de la semaine. Poussée par sa mère, elle a suivi des cours de chant et développé sa technique. Sa voix s’étendait sur près de trois octaves.
Elle a fait irruption dans la cave en compagnie d’une bande de types que je n’avais jamais vus. J’étais occupé à jouer avec quelques habitués. J’ai croisé son regard et j’ai décroché du tempo. Le guitariste m’a dévisagé, l’air interrogateur. Nous avons repris, mais je n’étais plus avec eux.
Mary trouvait qu’elle avait un menton proéminent et des yeux trop écartés. Elle répétait cela chaque fois qu’elle se regardait dans un miroir.
Je répondais que Jackie Kennedy pensait la même chose d’elle-même. Elle me regardait et haussait une épaule, la droite, toujours la même. Je rajoutais que Jackie Kennedy était l’une des plus belles femmes du monde. Elle riait et rétorquait que j’étais un fieffé menteur, mais qu’elle allait faire semblant de me croire.
Ils se sont regroupés à l’extrémité du bar et ont commandé des bières. Elle a pris la sienne et s’est mise à la boire à même le goulot.
De temps à autre, elle me lançait un regard en coin. Elle avait relevé mon trouble et compris qu’elle en était l’origine.
À dix-huit ans, elle s’est mariée avec le fils du libraire chez qui sa mère travaillait. C’était un coup de tête, un acte irréfléchi, presque un caprice. Elle voulait s’émanciper et se libérer du joug de sa mère. Leur mariage a tenu moins d’un an. Elle l’a quitté et est revenue à Londres.
Elle a commencé à fréquenter les clubs de la capitale à la recherche d’un guitariste prêt à l’accompagner.
C’est comme cela qu’elle a croisé le chemin d’un groupe de musiciens de rock, les Frames, de bons amateurs qui jouaient en dilettante. Fascinés par sa voix et son talent, ils lui ont composé quelques chansons qui exploitaient sa tessiture et l’ont convaincue de se joindre à eux. Confortée par le succès qu’elle rencontrait où ils se produisaient, elle a commencé à écrire ses propres textes et a appris à les faire sonner sur des accords de rock, de blues ou de jazz.