Le club dans lequel ils jouaient s’appelait le Graffiti. Il était situé à Charlottenburg, dans le secteur anglais, à proximité de la place Richard Wagner.
C’était une boîte à la décoration tape-à-l’œil qui s’étendait sur deux niveaux. Un restaurant occupait le rez-de-chaussée. On y servait des plats simples à des prix abordables ; des pizzas, des pâtes, des hamburgers ou le traditionnel bratwurst mit zwiebeln. De grands lustres kitsch pendaient au plafond et les murs étaient tapissés d’affiches de cinéma des années trente.
Au fond du restaurant, une double porte capitonnée s’ouvrait sur un escalier qui menait à la discothèque. La boîte était plus spacieuse que le restaurant. Un bar d’une quinzaine de mètres longeait l’un des murs.
J’y ai passé l’essentiel de mes soirées, accoudé au zinc ou juché sur une chaise haute, à avaler bière sur bière en discutant avec Gunther. Je pourrais en décrire chaque recoin. La scène était dressée face au bar, à un mètre du sol. Hormis ces deux endroits stratégiques, la pièce était plongée dans la pénombre. Le mobilier était composé de tables basses, de poufs de cuir rouge et de tabourets à trois pieds qui exigeaient un bon équilibre.
Les premiers clients arrivaient en fin d’après-midi, mais le gros de la troupe débarquait aux environs de vingt heures. C’était pour l’essentiel des militaires ; des Anglais, des Américains, des Français, la plupart en uniforme. Des cohortes d’Allemandes les attendaient de pied ferme, pomponnées, maquillées et parfumées. Elles piaillaient, riaient fort et me traitaient de haut.
C’était un endroit dédié au plaisir et à la frivolité, un endroit comme il y en avait à Soho, mais contrairement à Londres, une détresse se cachait derrière cette façade de gaieté. Berlin-Ouest était une mégalopole qui revêtait des facettes contradictoires. En journée, elle semblait silencieuse, en paix avec elle-même, malgré l’omniprésence du Mur qui hantait les Berlinois et les voyageurs de passage. La circulation y était fluide. La ville était vaste et aérée, traversée par de larges avenues et parsemée de nombreux parcs dont l’immense Tiergarten implanté au cœur de la cité.
Berlin-Ouest était une enclave capitaliste enchâssée dans une zone communiste. L’Occident avait voulu en faire la vitrine de sa démocratie, de sa liberté de pensée et de son pseudo humanisme.
Les vieux Berlinois semblaient maussades et mélancoliques, partagés entre la honte de leur passé nazi, l’humiliation d’être occupés par une force étrangère et la douleur d’être séparés d’une partie de leurs proches. Lorsqu’ils m’apercevaient, avec mon allure négligée et mes cheveux décolorés, ils détournaient les yeux, à l’inverse des Londoniens qui marquaient leur indifférence ou des Parisiens qui me toisaient avec mépris.
Les jeunes s’étaient accommodés de la situation. Ils avaient adopté les codes en vigueur, mais restaient distants de l’excentricité que j’avais connue à Londres.
À la tombée de la nuit, la ville s’échauffait en de nombreux endroits. Le quartier le plus animé jouxtait le Kurfürstendamm, l’artère guindée, avec ses bars à boire, ses night-clubs et ses spectacles de strip-tease. De nombreux groupes anglais s’y produisaient. Ils avaient fui le boom culturel londonien et la déferlante de musique psychédélique dans l’espoir de connaître une certaine prospérité, faute de rencontrer la gloire dans leur patrie.
La chambre mise à la disposition de Mary se trouvait au dernier étage d’un immeuble ocre de la Liesen Strasse, à Wedding, dans le secteur français, à une dizaine de kilomètres du Graffiti. Les autres membres du groupe étaient logés dans un petit appartement meublé situé dans une rue parallèle.
Mary répétait et composait de nouvelles chansons pendant une partie de l’après-midi. Elle me quittait vers quatorze heures et je la rejoignais en début de soirée. Je prenais le bus ou l’U-Bahn pour me rendre à Charlottenburg. Il m’est arrivé d’y aller à pied, mais le périple m’épuisait.
Nous rentrions vers une heure du matin. Bien souvent, nous prenions un taxi dont nous partagions le prix de la course.
De notre fenêtre, nous voyions le Mur qui traversait le cimetière Saint-Hedwig, de l’autre côté de la rue. Pendant sa construction, les autorités est-allemandes avaient déplacé une partie des tombes qui se trouvaient sous le no man’s land.
La nuit, la bande de terre était vivement éclairée. Lorsque je ne parvenais pas à dormir, j’observais les garde-frontières qui allaient et venaient tels des spectres menaçants.
À intervalles réguliers, nous entendions le fracas du S-Bahn qui passait à l’arrière du cimetière. En dehors de cela, la rue était calme, peu de véhicules circulaient.
Je gaspillais mes après-midi à aller de bistrot en bistrot. Je m’asseyais au bar et tentais de lier connaissance avec le gérant. La plupart baragouinaient quelques mots d’anglais ou de français. Je commandais une bière et leur proposais de se joindre à moi. Habituellement, ils acceptaient.
J’ouvrais le dialogue sur un sujet passe-partout, l’agenda des concerts et la météo n’avaient pas de secrets pour moi. Quand le contact était noué, j’expliquais ce que je faisais à Berlin. Je m’étais confectionné des cartes de visite au distributeur minute du KaDeWe, un grand magasin du centre. J’y avais tapé mon nom, Jacques Berger, et mentionné que j’étais batteur professionnel. Pour toute adresse, j’avais inscrit le numéro de téléphone du Graffiti.
Man weiss ja nie ! On ne sait jamais. Gunther m’avait appris cette formule, je la lâchais en fin de parcours, en posant avec nonchalance le rectangle de carton sur le comptoir, accompagné de quelques billets qui arrondissaient le règlement de mes consommations.
Mon état de délabrement empirait de jour en jour. Mon âme avait suivi la déchéance de mon corps, mon corps avait suivi la ruine de mon âme. Mon pessimisme obscurcissait mes jours, mes érections se faisaient rares et laborieuses. Mes matins triomphants avaient fait place à des midis désenchantés.
Mary s’inquiétait. Je devais attendre que les dizaines de pilules que j’avais ingurgitées produisent leur effet pour parvenir à lui faire l’amour. J’étais devenu accro au Tuinal, une gélule à la robe rouge et bleu qui m’aidait à surmonter mes défaillances.
En journée, je prenais un mélange de Dexedrine et de Preludin. Ce dernier était considéré comme un stupéfiant et avait été retiré du marché, mais il existait un réseau de contrebande en Allemagne et je parvenais à m’en procurer à bon prix.
J’absorbais mes pilules avec de la bière. En soirée, je fumais de l’herbe et mâchais des boutons de peyotl. Ce cocktail me permettait d’être un homme pour un moment, et de ne plus en être un le reste du temps.
Je ne lisais plus. Ce n’était ni le temps qui me manquait ni le fait que Berlin était pauvre en livres, mais je n’étais plus capable de me concentrer sur un texte. Je survolais les lignes sans parvenir à en comprendre le sens.
Je m’étais lié d’amitié avec Gunther, l’un des barmen du Graffiti. Il trimballait une énorme panse et ne souriait jamais. Il parlait couramment anglais et adorait le rock. Nous devisions sur les succès d’autrefois et les tendances qui se dessinaient.