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C’était bestial, effrayant, inhumain.

Noyé au milieu du vortex, je cognais comme un forcené.

Plus je frappais, plus je sentais un mélange de hargne et de désespoir m’envahir.

L’acide produisait ses effets. J’étais en pleine montée et elle était vertigineuse. J’ai commencé à transpirer à grandes eaux. Mes poils se dressaient sur ma peau. Des traînées lumineuses suivaient les mouvements de mes mains. Les ampoules électriques explosaient et m’aveuglaient.

L’ambiance était surréaliste. Les guitaristes se contorsionnaient, Karl secouait la tête de gauche à droite. Les techniciens prenaient leur pied derrière les manettes.

Figés dans le fond de la cabine, les trois sbires restaient de marbre comme des bobbies qui surveillent une manif.

Nous avons fait quatre prises d’affilée, sans pause, sans prendre le temps de respirer. À un moment, les techniciens nous ont fait signe que c’était bon.

Le monde s’est arrêté.

Je m’étais envolé, gorgé de décibels et de LSD.

Je me suis réveillé sur le trottoir. Les membres de Pearl Harbor me donnaient de grandes tapes dans le dos. Karl a réglé mon dû et tout le monde s’est volatilisé.

La pluie continuait de tomber.

Un fou rire m’a pris. Je suis resté un bon moment, à me marrer, seul sur le trottoir, le nez au ciel, avec des trombes d’eau glaciale qui ruisselaient sur mon visage et s’insinuaient dans mon cou.

Ensuite, j’ai entamé la descente.

Vertigineuse, elle aussi.

J’avais envie de mourir. Je voyais l’étoile Mercedes sur le toit de l’Europa Center, aux confins du Tiergarten, à deux ou trois kilomètres de là. Elle ne se contentait pas de tournoyer comme elle le faisait d’habitude, elle changeait de volume et de couleur, elle soulevait le gratte-ciel et l’emportait avec elle dans la nuit.

Aucun taxi ne passait dans la rue, je me sentais mal, je ne savais que faire.

La gare du S-Bahn était à deux pas. J’aurais pu m’y réfugier comme le faisaient les alcoolos et les drogués. Les forces de l’ordre de Berlin-Ouest n’avaient pas le droit d’y entrer, le S-Bahn était géré par la DDR et les flics se fichaient des junkies occidentaux.

J’aurais pu me réfugier dans la gare du S-Bahn et tout se serait arrêté là. Mais je suis retourné dans le studio dans l’espoir de trouver un téléphone.

52

Quinze misérables secondes

J’ai traversé la cour. La pluie redoublait, l’eau inondait mon visage et je ne voyais plus clair. Je marchais au jugé. J’étais comme une coquille de noix prise dans la tempête.

Je suis parvenu à la porte du sous-sol. Je suis entré. J’étais trempé de la tête aux pieds. J’ai tâtonné dans l’obscurité, mais je n’ai pas trouvé l’interrupteur. Les bras tendus, les yeux écarquillés, j’ai exploré le dédale de galeries en me heurtant aux murs.

Mon cheminement m’a amené devant la porte du studio. Elle était fermée. J’étais au bord de la syncope, la tête me tournait, je vacillais sur mes jambes. Je devais sortir de ce traquenard. J’ai donné un grand coup d’épaule et la porte a cédé.

Je me suis rendu compte que je venais de commettre une erreur.

Une douzaine de personnes s’activaient. Malgré cela, un silence religieux régnait.

Tout le monde s’est arrêté et les têtes se sont tournées dans ma direction. Les techniciens que j’avais vus durant la séance n’étaient plus là, d’autres les avaient remplacés. Certains hommes étaient vêtus d’une ample tenue blanche, avec un bonnet, des gants et un masque sur la bouche. Ils me faisaient penser aux laborantins qui manipulaient des souris blanches à la télévision.

La température s’était rafraîchie. Les senteurs de haschich avaient disparu pour laisser place à une odeur de désinfectant. L’espace d’un instant, les relents m’ont ramené à ma commotion cérébrale et à mon séjour à la clinique Sainte-Elizabeth.

De puissantes lampes sur pied éclairaient la salle a giorno. La batterie avait été démontée, des appareils sophistiqués avaient pris sa place ainsi que de grands coffrets métalliques surmontés de compteurs dont les aiguilles sautillaient. Dans la cabine, quatre techniciens étaient penchés sur la table de mixage, l’air soucieux, des écouteurs sur les oreilles.

Les trois individus en costume étaient toujours présents. Comme lors de l’enregistrement, ils supervisaient ce qui se passait dans le studio. Ils semblaient déconcertés et furieux de mon intrusion.

Un quatrième homme se tenait à leurs côtés. Il était plus âgé qu’eux. D’après son attitude, il devait être leur supérieur. Il mesurait près de deux mètres. Il avait le teint pâle, les sourcils bas sur le front et les yeux enfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux étaient aussi blancs que sa chemise. Les quatre hommes étaient équipés d’écouteurs comme en portent les pisteurs sur les aéroports.

Je n’étais pas sûr que je voyais bien. Le lieu et l’instant me paraissaient incertains. J’avais la sensation d’évoluer dans un monde parallèle ou de jouer dans un film de science-fiction. Si ce n’est la présence des hommes costumés qui m’avaient reconnu, j’aurais pu croire que je rêvais ou que je m’étais trompé d’endroit. Je savais que le LSD pouvait générer des hallucinations, mais j’étais à nouveau sur terre et ces types étaient réels.

Le géant m’a dévisagé. Il m’a indiqué du menton en interrogeant les autres du regard.

L’un d’eux s’est approché de lui et a marmonné que j’étais le batteur. Il parlait anglais avec l’accent américain. Il n’en menait pas large. L’information lâchée, il a fait quelques pas en arrière.

Le géant s’est avancé et s’est planté devant moi. Il était large de carrure, son corps occultait mon champ de vision. Il m’a demandé ce que je voulais.

J’ai balbutié quelques mots qui racontaient la pluie, le taxi, la distance, l’étoile Mercedes qui s’était envolée, ce qui me passait par la tête. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, j’avais tourné les talons et m’étais enfoncé dans le couloir obscur.

J’avais rencontré suffisamment de musiciens pour savoir que la plupart des enregistrements étaient retravaillés après la prise. Il existait de nombreuses méthodes pour habiller les morceaux dans le but d’améliorer le résultat. Je savais que le mixage était devenu une fonction créative à part entière. Je savais aussi que certains musiciens s’amusaient à produire des effets spéciaux.

Je savais tout cela, mais cette étape était généralement réalisée en bonne intelligence avec les artistes.

De mon entrée dans le studio jusqu’à ma sortie précipitée, moins de quinze secondes s’étaient écoulées.

Quinze misérables secondes.

53

La Saint-Boniface

Quand j’ai ouvert les yeux, le jour était levé et Mary était partie.