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Un léger brouillard flottait dans la chambre. Des images confuses se bousculaient dans ma tête. Mon cœur cognait à grands coups, je l’entendais battre dans mes oreilles.

Mary m’avait laissé un mot sur la table.

Elle avait essayé de me tirer de mon sommeil, sans y parvenir. J’étais rentré après elle, ce qui l’avait quelque peu inquiétée. Elle me demandait de l’appeler au Graffiti dès que je serais en route.

J’ai regardé autour de moi. Pendant un moment, j’ai cru que j’avais rêvé, cet enregistrement n’avait jamais eu lieu. J’avais abusé de dope et fait un mauvais trip. J’avais trop fumé, trop bu et pris trop de pilules. Mon cerveau m’avait joué des tours, j’avais été victime d’hallucinations.

Je me suis aspergé le visage avec de l’eau froide. Le miroir m’a renvoyé mon reflet. J’avais le teint hâve et les yeux bistrés.

Je me suis préparé un café et j’ai avalé quelques Tuinal. J’ai troué l’enveloppe à l’aide d’une aiguille pour en accélérer les effets. Je voulais éloigner ce cauchemar dont le goût me pourchassait.

Lorsque je me suis habillé, j’ai trouvé de l’argent dans ma poche. Les billets étaient neufs. J’ai compté, il y avait six cent vingt marks.

J’ai dû me rendre à l’évidence, cet enregistrement avait bel et bien eu lieu. Il me restait à savoir si ce que j’avais vu après faisait partie de la réalité ou si ce n’était que le fruit de mon imagination.

Des points lumineux dansaient devant mes yeux. Progressivement, les images se sont précisées. Je me suis souvenu du guitariste et des morceaux de papier. Jim pensait que j’étais accro au LSD et m’avait donné une dose de cheval.

Je suis sorti. L’escalier tanguait. L’air frais m’a fait du bien. Les arbres commençaient à reprendre des couleurs. Il ne pleuvait plus. Un soleil froid blanchissait la rue.

Je me suis dirigé vers la première cabine téléphonique et j’ai appelé Mary. Elle était soulagée de m’entendre. J’avais eu un sommeil agité. À plusieurs reprises, je m’étais assis dans le lit et m’étais mis à suffoquer. J’étais fiévreux, je transpirais. J’ai prononcé quelques phrases inintelligibles dans un mélange d’anglais et de français. Elle a cru que je délirais.

Je voulais en avoir le cœur net, je suis allé au Viktoria. Le patron m’a reconnu et m’a demandé comment la soirée s’était passée. J’ai mâchonné un semblant de réponse, puis j’ai déposé un billet de cinquante marks sur le comptoir pour le remercier. Je voulais savoir comment cette demande de back up lui était parvenue.

Il a glissé le billet dans sa poche et m’a offert une bière. Il avait reçu un coup de téléphone vers vingt-trois heures. Il ne connaissait pas l’homme qui l’avait appelé. Celui-ci savait qu’un groupe de rock officiait chez lui et voulait engager le batteur pour la soirée. Il se disait prêt à donner cinq cents marks au musicien et à le dédommager de deux cent cinquante marks supplémentaires pour le désagrément que cela lui causerait.

D’après lui, le type n’en était pas à son premier revers. Il y avait beaucoup de monde au Viktoria et son groupe était en pleine action, il a décliné l’offre. Il voulait bien en discuter avec le groupe, mais seulement à la fin de leur set, vers deux ou trois heures du matin. L’homme était nerveux et insistait. Il ne parvenait pas à s’en débarrasser. C’est alors qu’il a pensé à moi. Il ne pouvait pas m’en dire plus.

Je me suis mis aussitôt à la recherche de Pearl Harbor. Il m’a fallu moins d’une demi-heure pour découvrir qu’ils jouaient au Yoyo Bar, dans le quartier du Ku’damm.

Comme je n’étais pas loin de là, j’y suis allé.

Le bar venait d’ouvrir et le patron était de sale humeur. Je lui ai demandé à quelle heure le groupe commençait à jouer. Il m’a répondu que Pearl Harbor ne jouerait plus dans son club, il les avait virés le matin même. J’ai tenté de savoir pourquoi, mais il m’a envoyé balader.

En désespoir de cause, je suis allé au Graffiti. Pendant que Mary terminait sa répétition, j’ai retracé ma soirée à Gunther. Je lui ai confié que j’étais retourné dans le studio après l’enregistrement et que j’y avais vu des choses étranges, mais je ne suis pas entré dans les détails, j’avais peur de passer pour un fou.

Quand nous sommes rentrés, j’ai raconté ma nuit à Mary. Pendant que je lui faisais le récit, elle me caressait le visage. Elle me regardait avec la bienveillance que l’on accorde aux enfants qui racontent un fantasme. Je n’ai pas insisté.

Les jours ont passé et je me suis fait à l’idée que je m’étais imaginé des choses, en tout cas pour la seconde partie de la soirée.

Le contrat de Mary touchait à sa fin et nous préparions notre retour à Londres. Le patron du Graffiti était satisfait de leur prestation, il leur avait proposé une rallonge, mais ils avaient refusé.

Durant mes derniers jours à Berlin, j’ai guetté l’arrivée de Girls Just Wanna Get Fucked All Night. Rien n’est apparu. J’ai interrogé les principaux disquaires de la ville, mais le disque n’était ni référencé ni annoncé.

Début avril, nous sommes rentrés à Londres. En l’espace de trois mois, tout avait changé. L’heure était aux tenues hippies, avec leur lot de franges et leurs couleurs criardes. Les cheveux étaient plus longs. Il était de mise de se laisser pousser la barbe et de porter des babioles autour du cou. La musique aussi avait changé. L’acide était apparu, tout s’était amolli, du beat jusqu’à la démarche des gars de ma génération. Ils traînaient les pieds, prenaient l’air avachi et passaient leurs journées assis devant l’ambassade des États-Unis pour réclamer la paix au Vietnam.

Ma chambre chez Brian était désormais occupée. Les maigres affaires que j’avais laissées m’attendaient, rangées dans un coin du living. Birkin s’était également fait virer. Il habitait avec quelques amis à Chelsea, dans l’appartement d’un guitariste parti en tournée en Australie.

Mary est retournée dans son logement à Kensington et m’a présenté à la propriétaire. Elle l’a prise à part et lui a annoncé que nous allions nous marier.

La femme avait des yeux doux et respirait la bonté. Elle a froncé les sourcils et lui a demandé de répéter. Mary a déclaré qu’elle savait qu’il était interdit à un couple d’emménager dans la maison. Elle allait de ce pas se mettre à la recherche d’un nouveau logement, mais priait la propriétaire d’accepter ma présence momentanée. Elle la suppliait de lui accorder deux semaines pour se retourner.

La femme m’a regardé de pied en cap.

Je me sentais mal dans ma peau, avec mes frusques élimées et ma tignasse rebelle. Elle a souri et son sourire m’a rappelé celui de ma mère. Elle s’est tournée vers Mary, m’a indiqué du pouce et lui a demandé si elle avait vraiment l’intention d’épouser un type comme moi.

Mary m’a pris la main et a hoché la tête.

La femme a soupiré. Les portes de sa maison m’étaient ouvertes, elle allait nous allouer une chambre plus spacieuse qui venait de se libérer.