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L’homme au téléphone était furieux d’avoir dû patienter tout ce temps pour essuyer un refus.

Hammer le remercia et téléphona dans la foulée à Stern pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Stern se réjouit. Il tenait le bon bout. Il fallait continuer à appeler. Il proposa à Hammer de se trouver un compatriote pour l’assister. Dès le lendemain, Hammer mit la main sur une autre étudiante, Hilde Bachmann, une Bavaroise originaire de Munich.

Entre le 18 et le 24 novembre, ils se relayèrent au téléphone. Ils passèrent des appels sans relâche de dix heures du matin à minuit, en s’encourageant mutuellement et en ne s’arrêtant que pour boire un verre ou manger un sandwich.

Dans certains cas, il leur fallait renouveler l’appel plus de dix fois pour obtenir la bonne personne. Ils réussirent finalement à entrer en contact avec sept personnes qui se souvenaient de l’appel, mais n’y avaient pas donné suite.

Le 24 novembre, vers quinze heures, Hilde Bachmann eut en ligne un certain Fred Weiss, le patron du Viktoria Bar.

C’était l’un des derniers établissements sur la liste.

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L’un des acteurs involontaires

Les faits se sont déroulés dans la nuit du 4 au 5 juin 1967, à Ramstein, près de Kaiserlautern, à quelque sept cents kilomètres au sud-ouest de Berlin.

En temps normal, l’événement aurait fait la manchette des journaux, mais à l’aube du 5 juin, les Mirage israéliens ont attaqué l’Égypte et détruit leur aviation de chasse au sol. Une demi-heure plus tard, les blindés entraient dans le Sinaï. La Guerre des Six-Jours s’engageait.

Pour l’homme de la rue, c’était le début de la Troisième Guerre mondiale.

Les journaux du matin ont changé leurs titres au dernier moment et le massacre de la Saint-Boniface a été relégué dans les pages annexes, au rang de simple fait divers.

La ville de Ramstein était connue pour héberger la plus importante base aérienne américaine. Comme tous les dimanches soir, les soldats fêtaient leur retour de permission. L’une des boîtes les plus courues du centre-ville s’appelait le Hula Hoop. C’était un gigantesque dancing qui abritait plusieurs bars et un restaurant.

Ce soir-là, de nombreux soldats américains étaient rassemblés, mais aussi des Français, des Anglais et des Belges qui se trouvaient en garnison non loin de là. Nombre d’Allemands étaient également de sortie, pour la plupart des citoyens de la ville.

Vers une heure du matin, une rixe a éclaté.

D’après les témoignages, plusieurs assauts ont été lancés au même moment, à divers endroits de la salle. Les Allemands étaient la principale cible des attaques. Les militaires se sont rués sur eux d’un coup, comme s’ils s’étaient donné le mot.

Les pauvres gars se sont fait massacrer à coups de poing, de pied et de tessons de bouteille. Les militaires semblaient atteints de folie meurtrière. Sept civils allemands ont été tués en l’espace de quelques minutes. Après avoir lynché ces innocents, les soldats américains et anglais se sont retournés contre les Français et les Belges. Ils ont commencé à se battre entre eux. Le sang coulait de tous côtés et rien ne semblait pouvoir arrêter ce déluge de violence. Faute de proies, certains militaires américains s’en sont pris à leurs camarades de chambrée.

La police militaire est arrivée en toute hâte. Les MP ont à leur tour été pris pour cible. Face au nombre d’assaillants, ils ont dû se replier. Les agresseurs les ont poursuivis dans la rue. Les policiers ont ouvert le feu et abattu trois meneurs.

Le calme est revenu aussi soudainement que la flambée de violence était apparue.

Les ambulances sont arrivées. Le bilan était très lourd. On a relevé quinze morts et une trentaine de blessés, certains dans un état critique. Les autorités ouest-allemandes ont parlé de démence collective.

Comme tous les dimanches soir, ce dimanche-là, je faisais relâche. La guerre et le massacre se préparaient pendant que Mary et moi assistions au set de Jimi Hendrix au Saville Theatre. Paul McCartney était présent dans la salle. Jimi a ouvert le concert avec Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band, un bel hommage aux Fab Four dont le disque n’était sorti que depuis quelques jours.

Le lendemain matin, tout le monde ne parlait que de la guerre. J’ai fait ce que je ne faisais jamais, j’ai acheté le journal. J’ai parcouru le compte-rendu du début du conflit israélo-arabe en prenant mon café. Je parlais convenablement anglais, mais la lecture me posait encore quelques problèmes. Mary me traduisait les mots que je ne comprenais pas.

Après avoir lu l’article, j’ai tourné les pages machinalement et je suis arrivé à la rubrique qui retraçait les événements de Ramstein.

Mon cœur a fait un bond.

Il était là. Sur l’une des photos prises peu de temps après le drame. Il était là, mêlé aux badauds devant le Hula Hoop. Il semblait scruter le va-et-vient des ambulances. Il dépassait l’attroupement d’une tête. J’ai reconnu ses cheveux blancs, son allure martiale, son visage fermé et ses yeux enfoncés dans leurs orbites.

J’aurais dû m’arrêter là, terminer mon café et continuer mon semblant de vie, mais j’ai senti qu’il y avait à l’origine de cette hécatombe une vérité effrayante dont j’étais l’un des acteurs involontaires.

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C’est mon devoir

J’étais troublé par ce que cette découverte présageait. J’ai montré l’article et la photo à Mary. Elle a haussé une épaule, a rétorqué que c’était une coïncidence, que la photo était floue et que mon imagination me jouait des tours.

Elle ne me croyait pas, je n’ai pas insisté. J’ai attendu qu’elle s’en aille.

Dès que la porte s’est refermée, j’ai jeté quelques affaires dans un sac et empoché l’argent que nous avions mis de côté. Une pulsion irrépressible me poussait vers Ramstein.

Je lui ai laissé un mot. Je ne m’étais pas trompé, ce n’était pas une coïncidence.

J’ai pris le métro pour Heathrow. Je suis allé au comptoir de la Lufthansa et j’ai acheté un billet d’avion pour Francfort.

J’étais dans un état second, je me demandais si j’avais pris une bonne décision, j’éprouvais un sentiment de culpabilité envers Mary. Perdu dans mes pensées, j’ai franchi le poste de contrôle sans sourciller.

J’ai débarqué à Francfort en milieu d’après-midi. De là, j’ai pris le train pour Ramstein où je suis arrivé quand la nuit commençait à tomber.

L’émotion était palpable. La gare connaissait une grande affluence, mais le silence régnait. Je croisais des visages défaits, des regards affolés, des silhouettes meurtries. Les événements remontaient à moins de vingt-quatre heures et bon nombre de parents arrivaient seulement.