Un groupe de rock s’échinait sur la scène. Les musiciens, allumés comme des feux de Bengale, se trémoussaient et produisaient du bon décibel.
Je me suis frayé un chemin jusqu’au zinc, j’ai commandé une bière et j’ai interpellé le patron. Il m’a adressé un signe de la tête pour me signifier qu’il avait enregistré ma requête et a continué à virevolter d’un côté à l’autre du bar. J’ai dû attendre un bon moment avant qu’il daigne m’accorder son attention.
Il m’a demandé ce que je voulais, j’ai hurlé pour couvrir le vacarme. Je souhaitais prendre contact avec les gars de Pearl Harbor.
J’avais préparé une explication fumeuse qui parlait de matériel que je leur avais prêté et que je devais récupérer, mais je n’ai pas dû l’utiliser, il se souvenait de mon passage. Il m’a observé un moment, l’air goguenard, les lèvres plissées dans un sourire mauvais. Il s’est ensuite penché vers moi et m’a raconté l’histoire de Pearl Harbor.
Quelques jours après leur éviction, Larry Finch, le bassiste, avait été retrouvé mort, noyé au fond de la piscine d’un hôtel de luxe à Palma de Majorque. Il avait succombé à une overdose d’alcool et de dope.
Le lendemain, Steve Parker, l’un des guitaristes, s’était tiré une balle dans la tête dans une chambre d’hôtel à Hambourg.
Quelques heures plus tard, Jim Ruskin, l’autre guitariste, celui qui m’avait refilé le LSD, s’était fait broyer par une rame de l’U-Bahn dans la station de la Thielplatz.
Enfin, le batteur, Paul McDonald, s’était jeté du cinquième étage d’un hôtel, à Londres, la semaine suivante.
La police était venue l’interroger au moment des faits, mais il n’avait aucune information à leur communiquer. Malgré leur proximité dans le temps, les policiers n’avaient pas établi de lien entre ces décès. Ils terminaient leur enquête de routine pour boucler le dossier de Jim Ruskin.
Ma visite le surprenait. Quelques jours auparavant, il avait reçu un coup de téléphone d’un certain West, un détective anglais que la famille de Steve Parker avait engagé pour ouvrir une enquête sur le suicide de leur fils.
Il a esquissé une moue dubitative. Selon lui, les parents de Parker tentaient de se donner bonne conscience en avançant l’archiconnue théorie de la conspiration. Pour lui, cette série de morts n’avait rien de suspect, c’était un banal concours de circonstances lié aux abus en tous genres auxquels les quatre types se livraient. Ils étaient drogués, alcoolos et fêlés sur toute la ligne.
Avant de reprendre ses tâches, il voulait savoir pour quelle raison je les cherchais. Je lui ai sorti mon histoire de matériel que je leur avais prêté, mais j’étais à ce point troublé par ce qu’il venait de me raconter que je n’ai pas dû être persuasif. Il n’a pas cru un mot de mon histoire, mais cela ne semblait pas le troubler le moins du monde.
Je suis sorti en hâte du Yoyo Bar. J’étais déboussolé. La tête me tournait. Une montée d’angoisse me tordait les tripes.
Je ne croyais pas à une coïncidence ou à la funeste loi des séries. Mon intuition me disait qu’il y avait un rapport entre ces morts en cascade et la nuit pluvieuse du 14 mars.
Plus je réfléchissais, plus une certitude me taraudait. À l’heure qu’il était, j’aurais dû être mort. Ma visite impromptue dans le studio était l’élément déclencheur de ce carnage. J’étais responsable de la mort de ces quatre hommes.
Je suis allé rendre visite à Gunther au Graffiti. Il était surpris de me voir.
Il avait encore grossi. Malgré l’ambiance survoltée qui régnait, il ne souriait pas plus qu’auparavant. Le public était déchaîné, mais le groupe qui remplaçait les Frames ne leur arrivait pas à la cheville.
Lors de nos conversations, Gunther m’avait expliqué que la liesse apparente qui animait Berlin-Ouest était liée au contexte particulier dans lequel vivait la population. De l’autre côté du Mur, les chars soviétiques se préparaient à envahir la ville, et l’ensemble de l’Europe dans la foulée. C’était une question de semaines, de jours ou d’heures. Les gens le savaient et voulaient profiter des derniers moments d’insouciance et de liberté.
Gunther avait prédit que l’invasion soviétique aurait lieu le jour de l’inauguration de la tour de la télévision. C’était l’une des rares attractions de Berlin-Est que l’on pouvait observer depuis la partie occidentale de la ville.
Les autorités est-allemandes construisaient une gigantesque tour qui culminerait au-delà de 350 mètres. Le plus grand mirador de Berlin-Est, l’emblème de la suprématie soviétique qui permettrait aux autorités communistes d’avoir une vue panoramique sur la ville réunifiée.
Gunther m’a offert un verre et je lui ai raconté la tragique destinée des membres de Pearl Harbor. Je lui ai fait part de ma conviction que les événements dont j’avais été témoin lors de l’enregistrement de mars en étaient la cause.
Il a médité quelques instants. D’après lui, des choses existaient dans certains morceaux, on ne les entendait pas, mais elles étaient bien présentes.
Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Il m’a demandé si j’avais écouté le dernier album des Beatles. J’ai répondu par l’affirmative. Je n’étais plus vraiment fan du groupe, mais je reconnaissais que Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band était un album majeur. Il se vendait comme des petits pains depuis sa récente sortie et tournait en boucle chez le disquaire.
Gunther m’a proposé d’écouter attentivement le dernier morceau de la face B, le déjà célèbre A Day in The Life dont la symphonie cacophonique qui terminait la plage avait généré de nombreux commentaires, pour la plupart dithyrambiques.
Je devais l’écouter jusqu’au bout, jusqu’aux ultimes secondes, et poursuivre l’écoute au-delà de l’interminable accord final.
60
Une grande détresse
Le message énigmatique de X Midi avait tourné dans la tête de Dominique durant les jours qui avaient suivi. À plusieurs reprises, il avait tenté d’entrer une nouvelle fois en communication avec lui pour recueillir des éléments complémentaires, sans succès.
Avait-il voulu lui faire savoir qu’une de ses mains le faisait souffrir ?
Souhaitait-il se servir d’un objet ?
Voulait-il se nourrir seul ?
Désirait-il qu’on lui tienne la main ?
Dominique avait consulté son dossier médical avec attention. Rien ne mentionnait une lésion à l’une de ses mains. En revanche, l’examen lui permit de relever que l’homme avait répondu à des sollicitations en anglais lors des premiers examens réalisés à Saint-Pierre.
Le mot venait-il d’un vocabulaire étranger ?
En anglais, main signifiait principal. Il spécula quelque temps sur cette hypothèse et conclut qu’elle ne l’aidait en rien. Il relut plusieurs fois le dossier, mais ne décela aucune indication susceptible de l’éclairer davantage.
Il savait que certaines informations essentielles ne se trouvaient pas dans les rapports médicaux. Il prit contact avec l’hôpital Saint-Pierre durant la première semaine de janvier et demanda à parler à l’un des membres de l’équipe de soins qui s’était chargée de X Midi lors de son admission.