L’homme au téléphone s’impatientait et il ne parvenait pas à remettre la main sur cette carte de visite. Il lui avait demandé de laisser un numéro d’appel et lui avait promis de contacter l’homme en question pour lui demander de reprendre contact avec lui.
Weiss confia à Stern qu’il lui avait fait cette proposition dans le but d’avoir la paix plutôt que pour rendre service à ce client qui ne passait qu’épisodiquement, qu’il trouvait bizarre et peu sympathique.
Le batteur en question était venu le remercier le lendemain et avait déclaré que la soirée s’était bien passée. C’est par cette visite qu’il avait appris que le back up avait bien eu lieu.
Stern lui demanda s’il avait gardé la carte de visite de cet homme. Weiss lui répondit qu’il n’en était pas sûr. Des dizaines de cartes étaient punaisées sur le fronton de son bar. Comme Stern insistait, Weiss fit un tour rapide de celles-ci en maugréant.
Il mit finalement la main sur la carte et la tendit à Stern.
Elle contenait peu d’informations.
Un numéro de téléphone était crayonné au verso.
Weiss précisa que c’était le numéro qu’il avait formé. Son appel avait abouti à un club dont il ne se souvenait pas du nom. Il avait eu l’un des barmen en ligne. Par chance, le batteur était présent à ce moment-là. Il avait laissé le numéro de l’homme, avait jeté le papier où il l’avait inscrit et avait raccroché.
Michael Stern déposa un billet de vingt marks sur le comptoir et le pria d’appeler le club où se trouvait Jacques Berger ce soir-là.
À contrecœur, Weiss se plia à sa demande.
Stern prit aussitôt la direction du Graffiti où il arriva vers dix-neuf heures.
Il se présenta d’abord au restaurant où il interpella les différents serveurs en tentant tant bien que mal de se faire comprendre, mais aucun ne voyait de qui ou de quoi il parlait. L’un d’eux le dirigea vers le night-club situé à l’étage.
La boîte était déjà bien remplie. Un groupe de rock bruyant se démenait sur la scène. Le reste de la salle baignait dans la pénombre.
Il s’adressa à l’un des barmen, commanda un verre et lui demanda si Jacques Berger était présent.
L’employé ne voyait pas de qui il s’agissait. Il comprenait un peu l’anglais et Stern lui fournit quelques précisions. Le serveur déclara qu’il parlait probablement du boy-friend de Mary, la chanteuse des Frames, un groupe anglais qui avait joué chez eux en début d’année, mais qui avait quitté Berlin depuis plusieurs mois.
Stern voulait en savoir plus. Le serveur l’aiguilla vers un autre barman, un homme corpulent à l’air bourru. L’homme l’écouta quelques instants avec une moue d’agacement, coupa court et lui demanda ce qui l’amenait. Stern dut hausser le ton pour se faire entendre, il lui expliqua qu’il était journaliste et lui retraça les grandes étapes de son enquête.
L’homme ne parut pas intéressé par son récit. Il écouta Stern en poursuivant l’essorage de ses verres, l’interrompant régulièrement pour assurer son service.
Quand Stern eut terminé, il lui rétorqua qu’il ne voyait pas en quoi Jacques Berger ou lui-même pouvait être mêlé à cette histoire. Il l’informa que Berger avait trouvé une place de batteur dans un groupe et qu’il était parti au bout du monde pour entreprendre une tournée. Il ne connaissait pas le nom du groupe.
Stern sentit que l’homme était de mauvaise foi et qu’il n’en tirerait rien de plus. Il lui laissa néanmoins sa carte et le pria de demander à Berger de l’appeler s’il venait à prendre contact avec lui.
Dès qu’il sortit de la boîte, il nota les mots Mary et Frames dans son calepin.
63
La dernière image que je garde d’elle
Je suis rentré à Londres le mercredi soir. Mary n’était pas à l’appartement. Je n’avais pas dormi depuis trois jours. Nous jouions au Ronnie Scott’s Club le soir même et j’avais besoin de me reposer, ne fût-ce qu’une heure ou deux. Je comptais sur les quelques comprimés de Pervitine que j’avais mis de côté pour me remettre d’aplomb.
Je pensais que Mary allait rentrer, qu’elle me réveillerait et que nous sortirions ensemble, mais Mary n’est pas rentrée.
Je me suis réveillé le lendemain vers midi. J’avais dormi plus de douze heures et j’étais confus. La lumière me faisait mal aux yeux. J’avais la sensation de rentrer d’un long voyage dans un pays lointain et de retrouver le monde réel.
Mary n’était pas reparue et l’inquiétude me submergeait. J’ai soudain pris conscience de la portée de mes actes. J’étais parti sans préavis, j’avais emporté notre argent et ne lui avais laissé aucun choix. J’avais mis le groupe en péril. Ils avaient dû trouver quelqu’un au pied levé pour me remplacer et assumer les engagements que nous avions pris.
J’ai téléphoné à Bob, l’un des guitaristes. J’avais à peine prononcé deux mots qu’il m’a coupé la parole, m’a adressé quelques mots hargneux et m’a raccroché au nez.
J’aurais dû partir immédiatement à la recherche de Mary, les événements se seraient peut-être déroulés autrement. Je pressentais que mon absence avait entraîné des conséquences, mais je refusais d’affronter la réalité. Je pensais avec naïveté que le temps éclaircirait la situation, que les heures qui allaient suivre apaiseraient les tensions et résoudraient les problèmes.
Je me suis rendu chez le disquaire où une violente réprimande m’attendait. Le gérant m’a adressé un avertissement assorti d’une menace, ma prochaine absence injustifiée serait sanctionnée par un renvoi immédiat. Je me suis excusé et me suis mis au travail. Birkin était là, il m’a adressé un clin d’œil pour me rassurer.
Sur le front de la guerre, les nouvelles étaient peu réjouissantes. L’Égypte avait attaqué un navire américain non armé et l’on craignait que les États-Unis entrent en guerre aux côtés d’Israël.
Pendant que la Troisième Guerre mondiale se préparait, les jeunes Londoniens défilaient, insouciants, dans la boutique. Ils entraient à la suite les uns des autres et ressortaient avec Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band, des Beatles ou A Whiter Shade of Pale, le single sirupeux de Procol Harum.
À la fermeture, j’ai mis A Day in The Life sur l’une des platines. Je l’ai écouté jusqu’au bout, comme me l’avait conseillé Gunther.
Quand les réverbérations de l’accord final se sont éteintes, un silence d’une vingtaine de secondes a fait place à une sorte de chuintement suivi d’un craquement et d’un charabia en boucle. Les phrases étaient incompréhensibles. Le résultat me faisait penser à un disque rayé, lorsque le sillon revient sur lui-même. La séquence se clôturait par une sorte de rire forcé.
Je l’ai écouté plusieurs fois, en tentant de décrypter ce qui se disait.
J’ai appelé Birkin et les autres employés à l’aide. Un des magasiniers avait participé à des enregistrements et savait de quoi il s’agissait. Nous nous sommes regroupés autour de lui et pour la première fois, j’ai entendu parler de backmasking.