Mon histoire
Je m’attendais à trouver Montreux en liesse, en pleine effervescence à quelques jours de son festival de jazz, mais tout était calme.
La nuit était tombée. Le lac semblait endormi, les vitrines étaient éteintes et les rues désertes. J’ai erré dans la ville. Mes pas résonnaient sur le trottoir. Hormis les affiches, rien ne laissait transparaître une quelconque agitation ou le moindre préparatif.
Je me suis installé dans un petit hôtel au centre de la vieille ville, dans le quartier des Planches.
Le réceptionniste qui m’a accueilli s’appelait Andrew, mais tout le monde l’appelait Andy. C’était une longue perche à l’allure décontractée et aux cheveux roux carotte. Il avait quatre ou cinq ans de plus que moi. Il venait de New York et avait quitté sa ville natale pour faire le tour du monde. Il faisait une halte de temps à autre et travaillait pendant quelques semaines pour financer la suite de son périple.
Je lui ai demandé s’il était possible de trouver du travail à Montreux. Vaincu par la douleur qui battait dans mon épaule, j’avais renoncé à l’idée de dénicher un back up durant le festival.
Il s’est gratté la tête. La compagnie de taxis recrutait un chauffeur, mais je n’avais pas mon permis et je n’avais jamais conduit de voiture. Le Palace cherchait un concierge de nuit : le leur les avait laissés en plan à quelques jours de l’ouverture du festival.
Selon lui, avec mon bon anglais, mon français courant et mes quelques mots d’allemand, j’avais une chance, mais aucune avec le look que j’arborais.
Le lendemain, je me suis rasé et je suis allé chez le coiffeur. Je suis allé dans une banque pour changer mes livres en francs suisses. J’ai ensuite parcouru les boutiques de la ville et me suis acheté des pantalons, des vestes, des chemises et une série de cravates. Je n’ai pas essayé les vêtements que je choisissais, ma blessure me faisait trop souffrir.
Pour finir, j’ai troqué mes godillots pour des chaussures anglaises classiques. Après cette série d’achats, le pactole de Brian avait fondu et se réduisait à quelques billets.
Dans la rue, les gens m’ignoraient. Je ne me reconnaissais plus dans un miroir.
Après n’avoir été personne, j’étais devenu monsieur Tout-le-Monde.
J’ai prélevé deux gélules du stock de Tuinal que j’avais dérobé chez Brian et me suis présenté au Palace. J’ai rencontré le chef de réception, puis le directeur.
Je n’avais pas de lettres de référence et je n’ai pas le souvenir d’avoir été brillant durant ces entretiens, pourtant j’ai été engagé séance tenante. L’imminence du festival a joué en ma faveur.
Le job n’exigeait pas de compétences pointues, il se limitait à rester éveillé de 22 heures à 8 heures du matin, à décrypter le numéro de la chambre annoncé par le client, quelle que soit la langue qu’il pratiquait ou l’état d’ébriété dans lequel il se trouvait, et à lui remettre la clé appropriée.
Les fonctionnaires suisses ont pris mes faux papiers pour argent comptant. En attendant la régularisation de ma situation, j’ai pu commencer mon travail dès la veille du festival.
De ces trois jours de jazz, je ne garde que l’image de quelques artistes qui ont traversé le hall, certains en titubant dangereusement. Les stars de cette première édition étaient Keith Jarrett, Jack DeJohnette et Cecil McBee, des noms qui ne me disaient rien.
Peut-être sont-ils venus me réclamer leur clé et sans doute ont-ils été vexés par mon indifférence à leur égard. Entre le jazz et le rock, les cloisons étaient étanches.
Durant le festival et les jours qui ont suivi, j’ai été secondé par un membre du personnel qui avait fait mon job avant de s’orienter vers le room service. Il s’appelait François, c’était un Suisse froid et distant. Il m’a enseigné les rudiments du métier avec un ton chargé de mépris et de condescendance.
En plus de la remise des clés, je devais faire plusieurs fois le tour de l’hôtel pendant la nuit pour vérifier que les portes coupe-feu étaient fermées. Je devais en profiter pour éteindre les lumières aux endroits où elles n’étaient pas nécessaires et mettre les veilleuses.
En outre, je devais être capable de répondre au téléphone, de prendre un message sans le déformer et sans demander à l’interlocuteur de répéter. J’étais tenu de remplir les formalités d’accueil en cas d’arrivée tardive et de monter les bagages des clients dans leur chambre.
En cas de demande, je devais réserver un taxi, commander des journaux, indiquer un itinéraire, conseiller un restaurant ou un bar, suggérer un endroit où l’on pouvait trouver des prostituées, voire en convoquer une.
Je devais tout savoir faire, mais par-dessus tout, il ne fallait jamais discuter les ordres d’un client, si extravagants soient-ils. Je devais respecter mes supérieurs, faire preuve d’une discrétion à toute épreuve et trouver des solutions à tout problème.
Mon salaire n’était pas gratifiant, mais l’hôtel mettait à ma disposition une chambre dans une annexe. J’avais droit à un repas à mon arrivée et à un copieux petit déjeuner à la fin de mon office.
Avant mon départ de l’hôtel, le cuisinier me faisait don de quelques mets pour améliorer mon ordinaire.
Cet emploi me convenait. Les derniers serveurs quittaient l’hôtel vers minuit et me laissaient seul à bord. Hormis un client occasionnel, je ne devais parler à personne, ce qui s’accordait à mon tempérament.
L’hôtel hébergeait deux convives prestigieux. Depuis plusieurs années, Vladimir Nabokov, le célèbre romancier russe, et son épouse avaient fait du Palace leur résidence principale. Ils occupaient une suite au dernier étage.
Comme tout le monde, j’avais lu Lolita et Feu Pâle. J’avais été ébloui par le style poétique et l’imagination débordante de Nabokov et j’avais de l’admiration pour lui. Il consacrait l’entièreté de ses matinées à l’écriture. Quand venait l’après-midi, il partait se promener dans les alpages ou jouait au tennis.
À intervalles réguliers, des journalistes venus de tous les coins du monde venaient l’interviewer. Il les recevait dans le Salon Vert. En fin d’après-midi, il s’installait dans une chaise longue au bord de la piscine.
Quand je commençais mon office, il était déjà couché. Je ne l’ai aperçu que quelques fois, mais c’est sans nul doute sa présence obsédante dans les murs de l’hôtel qui m’a poussé à écrire mon histoire.
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Quelques jours après les faits
Michael Stern mit rapidement la main sur le journal dont parlait Mary Hunter.
L’article relatant la tragédie de Ramstein se trouvait dans le Daily Telegraph du lundi 5 juin, à la rubrique des nouvelles internationales. D’autres quotidiens avaient également publié la photo sur laquelle Jacques Berger avait cru reconnaître l’un des hommes présents dans le studio après l’enregistrement.
Sur l’image, trois civières recouvertes d’un drap étaient entourées par une équipe de secouristes. Des ambulances, portes ouvertes, stationnaient à l’arrière-plan. Sur la droite, deux policiers tenaient un groupe de curieux à distance. Une bonne trentaine de badauds observaient la scène. Le format réduit et la faible définition de l’image empêchaient de distinguer leurs visages.