Reynolds reçut Stern à son domicile, un petit pavillon à la façade peinte en vert pistache dans Avoniel Drive. Il lui offrit un thé et lui aménagea tant bien que mal une place dans le salon surchargé de livres, de disques et de journaux.
Stern comprit d’emblée qu’il lui faudrait s’armer de patience pour recevoir des réponses à ses questions.
Avec force gestes et onomatopées, Reynolds commença par lui livrer le récit détaillé des concerts de Pink Floyd et de Jimi Hendrix qu’il avait supervisés au Whitia Hall en novembre dernier.
Il lui fit ensuite part de ses réalisations majeures et de son évolution sociale depuis la sortie de ses études. Il lui exposa sa vision de l’évolution de la musique à court, moyen et long terme. Ce monologue prit plus d’une heure.
Stern, dont la capacité d’écoute était une vertu, rongea son frein en sirotant son thé.
Quand Reynolds demanda à Stern la raison de sa visite, ce dernier précisa les termes de sa question pour éviter une nouvelle dérive.
Était-il possible de trafiquer une bande magnétique ?
Si oui, cette manipulation pouvait-elle avoir une influence sur l’auditoire ?
Reynolds fixa le plafond durant un moment, se leva, quitta la pièce et revint muni d’une feuille de papier sur laquelle il reproduisit le schéma d’une oreille en coupe.
Il prit un ton solennel pour entamer sa démonstration.
L’oreille permettait de percevoir les sons, mais c’était le cerveau qui traitait les informations recueillies.
Équipé d’un crayon, il poursuivit son exposé en expliquant à l’aide du schéma que les vibrations sonores étaient canalisées dans un conduit qui menait à une membrane mince, élastique et résistante d’un centimètre de diamètre, bien connue sous le nom de tympan, membrane qui vibrait au moindre heurt causé par un son.
En tapotant sur la feuille, Reynolds précisa que chaque son perçu envoyait au cerveau une impulsion nerveuse selon sa fréquence propre. Les oscillations occasionnées par ce son aboutissaient sur une mince cloison, la membrane basilaire, sur laquelle étaient fixées des milliers de cellules nerveuses qui transmettaient une image sonore au cerveau.
La réalité scientifique était plus complexe, mais il ne voulait pas entrer dans les détails.
Il souligna que l’audition avait ses limites, à l’instar de la vision. L’oreille humaine ne percevait pas tous les sons, mais seulement les fréquences comprises entre 20 hertz, la fréquence la plus grave, et 20 000 hertz, la fréquence la plus aiguë. Toute fréquence inférieure à 20 hertz était qualifiée d’infrason et celle au-delà de 20 kilohertz d’ultrason.
L’air énigmatique, il déclara qu’il était impossible à l’être humain de percevoir les fréquences qui dépassaient ces limites, mais que cela ne signifiait pas pour autant qu’elles n’avaient aucun effet sur lui.
Il prit pour exemple les éléphants, qui utilisaient les infrasons pour éloigner leurs ennemis. Ces mastodontes étaient également capables de communiquer entre eux de cette manière à des distances qui pouvaient aller de cinq à vingt kilomètres.
Il relata ensuite un fait qui fit tressaillir Stern.
Au début des années 1960, deux chercheurs anglais en acoustique avaient testé les effets des infrasons lors d’un concert à Londres. Ils avaient introduit des sons à très basse fréquence dans certains morceaux de musique et avaient demandé ensuite aux auditeurs de décrire leurs ressentis. Une grande partie des personnes interrogées avait fait état de sensations inattendues telles que nostalgie, angoisse ou agressivité.
À forte puissance, les infrasons pouvaient avoir des effets destructeurs, tant mécaniques que physiologiques. Des expériences avaient été réalisées durant la guerre par l’armée allemande. À plus faible puissance, les infrasons généraient des perturbations physiologiques importantes et engendraient des troubles nerveux ou psychologiques.
Voyant Stern fasciné par son discours, Reynolds se leva et se mit à fouiller dans sa bibliothèque. Il en ressortit une revue scientifique et commenta l’un des articles.
Dans les années 1950, deux médecins américains qui étudiaient les effets de certaines ondes sur le cerveau avaient reçu la visite d’agents de la CIA. L’agence gouvernementale s’était emparée de leurs projets et avait récupéré leur technologie pour leurs labos.
Il poursuivit sa lecture par un article signé Allan Frey, publié en 1962 dans le Journal de physiologie appliquée.
L’article rapportait qu’une utilisation de densités de puissance d’énergie électromagnétique extrêmement basse avait induit la perception de sons chez des personnes normales ou sourdes. Cet effet avait été observé à plusieurs kilomètres de l’antenne. Avec des paramètres de transmission quelque peu différents, il était possible d’induire la sensation de coups brutaux à la tête.
La lecture de l’article terminée, il se mit à fourrager dans sa bibliothèque et en sortit, triomphant, une demande de brevet émanant d’un chercheur américain natif de Norcross, en Géorgie.
Le brevet décrivait un système de communication silencieux où l’onde porteuse non audible utilisait des fréquences très élevées ou très basses. La description du procédé expliquait que le message visé était propagé par voie acoustique ou vibratoire et implanté dans le cerveau de la cible par l’intermédiaire de haut-parleurs ou d’écouteurs. Les ondes porteuses pouvaient être transmises en temps réel ou être enregistrées et conservées sur des supports mécaniques ou magnétiques.
Pour compléter sa démonstration, Reynolds s’empara d’un gros magnétophone à bandes Revox et le posa sur la table, face à Stern. Il disparut de la pièce et revint quelques minutes plus tard avec une bobine qu’il plaça sur l’appareil. Il posa une paire d’écouteurs sur la tête de Stern et lui demanda de tendre l’oreille.
L’audition se poursuivit sur près d’une minute, mais Stern n’entendit rien.
Reynolds arrêta la diffusion, fit revenir la bande en arrière et réenclencha la lecture en augmentant la vitesse de lecture.
Stern perçut alors un ensemble de sons qui ressemblaient à s’y méprendre à une sorte de dialogue. Reynolds lui expliqua qu’il s’agissait d’une conversation amoureuse entre deux éléphants.
Sa conclusion était claire, il était possible d’enregistrer ou d’insérer des infrasons dans une bande, mais il fallait disposer d’une installation de forte puissance pour qu’ils aient un effet sur l’auditeur.
Reynolds enchaîna en ouvrant un chapitre relatif aux illusions sonores, en commençant par l’effet Doppler.
Ce phénomène expliquait pourquoi le son d’une sirène devenait de plus en plus aigu lorsqu’une ambulance approchait et qu’il semblait devenir de plus en plus grave lorsque la voiture s’éloignait.
Il agrémenta sa thèse en esquissant un dessin qui explicitait ce phénomène par l’espacement existant entre chaque front d’onde.
Il embraya ensuite sur les illusions musicales ; le paradoxe du triton, la gamme infinie et la mélodie des silences.
Le paradoxe du triton démontrait qu’il était difficile de préciser à quelle octave appartenait une note lorsqu’elle était jouée simultanément sur cinq octaves. Le paradoxe survenait lorsque l’on faisait suivre cette note par une seconde note composée de la même façon, mais séparée par un intervalle de six demi-tons. Comme l’auditeur ne possédait pas d’information précise concernant les octaves, certains attestaient que la seconde note était plus grave, d’autres qu’elle était plus aiguë.
Plus Reynolds avançait dans son discours, plus il s’animait et accélérait son débit.
Il s’empara d’une nouvelle feuille pour présenter la gamme infinie. Il reproduisit schématiquement un clavier de piano et commenta l’expérience réalisée par un nommé Shepard en 1964. Ce dernier avait constitué une gamme qui donnait l’impression de monter indéfiniment. Cette gamme était quelquefois utilisée dans des œuvres de musique.