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Le livre.

Ils me parlaient poliment, avec déférence, comme s’ils redoutaient de se voir accusés d’activités illicites.

Le livre.

Le livre.

Ils imaginaient des scénarios. Je l’avais remis à quelqu’un dans l’avion. Je l’avais expédié à une adresse à Londres avant de quitter Vienne. Je l’avais déposé dans le coffre d’une banque. Je l’avais dissimulé à l’aéroport.

Je m’étais programmé. Je m’accrochais à cet ultime espoir, le silence. Je ne savais pas de quoi ils parlaient. Je ne savais pas ce qu’était ce livre dont ils parlaient. À force, j’ai fini par oublier que je l’avais écrit.

D’autres questions sont arrivées. À qui avais-je parlé ? À qui avais-je débité mes balivernes ?

J’ai pensé à Mary et à Gunther. Si Stern leur avait parlé, ils savaient pour Gunther. Je devais protéger Mary. Je priais pour qu’ils n’aient pas entendu parler d’elle. Aussi longtemps qu’ils ne sauraient pas où se trouvait le livre, j’avais des chances de rester en vie.

Le silence.

L’oubli.

Je ne pensais qu’à cela. Me taire et oublier.

Ils venaient me chercher et me posaient chaque fois les mêmes questions.

Où ?

Qui ?

Quand ils me ramenaient dans la chambre, j’inspectais mes mains, je me tâtais le visage.

Je n’avais plus d’érection, j’étais devenu impuissant. J’étais incapable de me situer dans le temps. Il n’y avait ni horloge ni miroir ni fenêtre. Des hommes en blouse blanche faisaient irruption. Ils me faisaient avaler des pilules. Je subissais des examens. Quand ils s’en allaient, je m’endormais. La brume s’épaississait chaque jour davantage.

Je ne sais combien de jours, de semaines ou de mois cela a duré.

Sans crier gare, ils sont venus me chercher. Ils m’ont conduit dans une sorte de vaste salle dans laquelle une quinzaine de personnes m’attendaient.

Tous parlaient avec emphase.

Ils ont décrit qui j’étais. Ils ont déclaré que j’étais un déserteur, un trafiquant de stupéfiants, que j’étais impliqué dans la mort d’une jeune femme à Paris, que j’avais tué l’un de mes rivaux à Londres, que j’avais agressé et dévalisé un citoyen britannique. Ils ont prononcé des mots que je ne comprenais pas.

J’ignorais que Gab était mort. Je ne voulais pas le croire. Je pensais l’avoir assommé. J’ai eu des remords.

J’aurais aimé avoir des nouvelles de Mary, mais je n’avais pas droit à la parole. Mes mains se décharnaient, la tête me tournait, mon sexe se racornissait.

Ils ont déclaré que je n’étais pas responsable de mes actes et m’ont envoyé à Dartford. La brume est devenue opaque, mes mains se sont mises à trembler.

87

Les auteurs ne furent jamais interpellés

Le dimanche 17 mars 1968, peu avant son discours contre la violence à l’Université du Kansas, le sénateur Robert Kennedy annonça sa candidature pour la conquête de la Maison-Blanche.

La nouvelle fut accueillie avec enthousiasme par les Berlinois qui gardaient un souvenir vivace de la venue de JFK en juin 1963 lorsqu’il avait prononcé la phrase restée célèbre : Ich bin ein Berliner.

Ce soir-là, le Graffiti avait enregistré l’une des meilleures recettes de l’année. Malgré une nouvelle offensive de l’hiver, les Berlinois étaient sortis et s’en étaient donné à cœur joie. Le nouveau groupe de rock constitué d’Anglais énergiques qui officiait dans la boîte avait plongé la salle dans une ambiance survoltée et les clients avaient fait la fête jusqu’aux petites heures du matin.

Ce n’est qu’après six heures, alors que le soleil était déjà levé, que les derniers piliers avaient quitté les lieux.

Comme chaque dimanche, Gunther Krombach procéda à la fermeture. Il vida les caisses, glissa les billets de banque dans une enveloppe cartonnée, versa les pièces de monnaie dans une boîte métallique et se rendit au rez-de-chaussée pour déposer l’ensemble dans le coffre-fort du restaurant.

Il y retrouva Paolo Fermi, le gérant, qui assurait la fermeture du restaurant.

Dès que l’argent fut à l’abri dans le coffre, ils se préparèrent un plat de pâtes. Il leur arrivait souvent de passer une heure à philosopher ou à échanger des propos sur la situation politique avant de rentrer chez eux.

Peu avant sept heures du matin, alors que Gunther Krombach était parti chercher sa veste à l’étage, trois hommes cagoulés firent irruption dans le restaurant. Ils portaient de longs manteaux noirs, des bottillons militaires et étaient armés de fusils à pompe.

Ils mirent Paolo Fermi en joue et l’un d’eux le somma de lui remettre l’argent. Pendant que le gérant s’exécutait sous la menace, l’un des hommes quitta le groupe et prit la direction de l’étage.

Quelques instants plus tard, Fermi entendit deux fortes détonations. L’homme qui était monté refit son apparition. Il fit un signe de tête à ses acolytes et tous trois prirent la fuite. Paolo Fermi perçut le vrombissement d’un moteur puissant et le crissement de pneus sur le bitume.

Paralysé par la peur, il patienta quelques instants avant de se ruer dans l’escalier qui menait à la boîte.

Il découvrit le corps sans vie de Gunther Krombach, allongé derrière le bar, abattu à bout portant de deux balles dans la tête.

La police arriva rapidement sur les lieux.

Trois attaques similaires s’étaient produites pendant le mois écoulé, mais c’était la première fois que les agresseurs ouvraient le feu sur leur victime.

Les policiers découvrirent une arme dissimulée sous le bar. Le gérant leur expliqua qu’elle avait pour objectif de calmer l’agressivité de certains clients et de prévenir tout risque de rixe.

Selon la disposition du corps de Gunther Krombach, rien ne laissait cependant supposer qu’il avait tenté de s’emparer de cette arme ou qu’il avait opposé une quelconque résistance.

Dans son témoignage, Paolo Fermi affirma que l’homme qui s’était adressé à lui parlait allemand sans accent étranger. Les autres hommes avaient gardé le silence.

La police n’avait retrouvé aucune douille. L’expert en balistique conclut que Gunther Krombach n’avait pas été abattu par un fusil à pompe, mais par une arme de poing utilisant des munitions de 9 millimètres.

Cette attaque fut la dernière de ce type à se produire à Berlin.

Les auteurs ne furent jamais interpellés.

88

J’étais devenu inoffensif

Je conserve de Dartford la vision du carrelage noir et blanc que je foulais lorsque je parcourais les couloirs, encadré par les hommes en blanc. Ces brefs allers et retours constituaient le seul moment où je côtoyais mes semblables.

Le nez au sol, je fixais le carrelage. Je pensais à Chess. J’imaginais le mouvement des pièces sur l’échiquier. Je percevais les attaques. J’élaborais des stratégies défensives. C’était peine perdue. L’issue ne variait pas.

Il m’arrivait de lever les yeux. Les hommes que je croisais avaient les yeux éteints. L’un d’eux me dévisageait avec animosité. Il avait le teint pâle et les traits déformés. Sa bouche ne formait qu’un pli. Je détournais le regard.