— Dominique a réussi à créer un climat propice à la communication. À force de patience et de ténacité, il est parvenu à obtenir quelques informations qui nous ont permis d’identifier notre patient. X Midi s’appelle Jacques Bernier. Je vous demande d’utiliser ce patronyme dès aujourd’hui et de mettre les dossiers et les rapports en conformité avec cette information. Nous savons encore peu de choses sur lui. Monsieur Bernier est Belge et est né en 1945. Il a été porté disparu en janvier 1964. La police a ouvert une enquête qui, je l’espère, nous permettra d’en savoir plus. Une annonce est parue dans plusieurs journaux ce week-end pour inviter des personnes l’ayant connu à se manifester.
Dominique s’en voulut d’avoir oublié de consulter la presse pour parcourir cette annonce.
Marie-Anne Perard fit une pause et attendit le silence complet pour dévoiler la nouvelle.
— Je suis en mesure de vous dire que cet article a d’ores et déjà donné un résultat et que j’ai reçu ce matin un appel provenant d’Angleterre.
Dominique tressaillit.
— J’ai eu l’occasion de parler avec l’assistante du docteur Philip Taylor. Monsieur Taylor est psychiatre et professe dans la région de Londres. Il a prodigué des soins à Monsieur Bernier jusqu’à la fin de l’été 2009. Il viendra nous rendre visite demain.
Sans qu’il ne puisse en saisir les raisons, Dominique accueillit cette nouvelle comme une menace.
90
J’avais déjà rencontré cet homme quelque part
Les journées duraient une année, les années passaient en l’espace d’une journée. Dans le parc, les arbres changeaient de couleur quelquefois, c’était le seul repère qui me restait.
Ils ont agrandi ma chambre et installé des meubles autour de mon lit. Trois dingos ont été transférés dans mes murs, sans doute pour me forcer à reconnaître que j’en faisais partie.
Pour l’essentiel, ils étaient muets. L’un d’eux restait allongé à longueur de temps. Il fixait le plafond en laissant s’écouler un filet de bave. Les deux autres entraient et sortaient. Nous nous frôlions, mais ne nous parlions pas.
À mon tour, j’entrais et sortais. Je parcourais les couloirs, le nez dans l’échiquier. Je tentais de fuir l’odeur et les cris. L’issue ne variait pas.
L’un des hommes en blanc surgissait de temps à autre. Ils ne me posaient plus de questions, ils se contentaient de me tâter et de parler entre eux comme si je n’existais pas.
Les tentatives de suicide étaient légion. Peu parvenaient à leurs fins. Pour la plupart, ils tentaient de se pendre avec leurs lacets ou un morceau de drap tirebouchonné.
J’ai encore dans les rétines l’image d’un pauvre bougre qui s’est immolé par le feu. Il avait réussi à s’emparer d’un grand flacon d’alcool ou de désinfectant. Il en a avalé une bonne rasade, s’est aspergé le visage avec l’excédent et y a mis le feu.
La tragédie s’est déroulée dans la cour devant de nombreux témoins, dont quelques visiteurs. Le gaillard s’est mis à courir en hurlant, la tête et le haut du corps dévorés par les flammes.
Ils s’y sont mis à plusieurs pour parvenir à le rattraper, à l’immobiliser et étouffer le feu.
Autour de moi, les dingos se déchaînaient. Deux ou trois types en ont profité pour tenter de s’évader. Les sirènes sont entrées en action. C’était une pagaille incroyable. Le soir, tout le monde a reçu une double ration de pilules.
Je n’ai jamais su si le gaillard était mort, je ne l’ai plus revu.
De temps à autre, je percevais les mouvements lents d’une symphonie qui venaient de je ne sais où, une montée de violons qui me plongeait dans l’angoisse. Hormis ces quelques notes cafardeuses, il n’y avait ni rock ni musique ni radio ni télévision à Stone House.
Il neigeait le jour où il est arrivé. C’était un vieillard, il avait plus d’une soixantaine d’années. Il avançait à l’allure d’un escargot, pas après pas, en tremblant de partout. Il progressait dans les couloirs, centimètre par centimètre, le regard perdu devant lui. Il s’accordait des pauses régulières pour reprendre son souffle.
J’observais ses traits doux, le léger sourire qui flottait sur ses lèvres et la touffe de cheveux rebelles qui se dressait sur sa tête.
Petit à petit, un visage est sorti de la brume. J’avais déjà rencontré cet homme quelque part.
91
Plusieurs individus
Hormis le New Musical Express et le Rolling Stone Magazine, Mary Hunter ne lisait pas la presse. Elle ne s’intéressait ni à la politique ni à l’économie, encore moins au football ou aux frasques des stars qui s’étalaient dans les tabloïds à sensation dont les Londoniens étaient friands.
Lorsqu’elle arriva au Dorchester, en fin d’après-midi, elle ignorait tout de la tragédie qui s’était déroulée à Belfast quelques heures auparavant. En guise d’accueil, le pianiste qui l’accompagnait lui présenta le Daily Mail en lui demandant si l’homme qui faisait la une n’était pas le journaliste qui était venu l’interroger en décembre dernier.
Mary eut un choc en découvrant la manchette. La photo de Michael Stern apparaissait sous le titre qui relatait les événements. Elle ressentit une peur rétrospective en réalisant qu’elle avait passé une heure en tête à tête avec ce déséquilibré.
Elle parcourut l’article avec fébrilité. Rien ne faisait allusion à l’enquête pour laquelle il était venu la trouver.
Durant quelques instants, elle s’interrogea sur l’utilité d’informer la police de cette visite. Le pianiste l’en dissuada aussitôt.
Lorsque celui-ci l’avait interrogée sur la teneur de la conversation qu’elle avait eue avec Stern, elle s’était contentée de lui répondre qu’il s’agissait d’une vieille histoire pour laquelle elle n’avait qu’un lien indirect.
Il lui prédit de longues heures d’interrogatoire et une fouille en règle dans sa vie privée si elle parlait de cette entrevue à la police.
Mary vivait à présent avec Bob Hawkins, le guitariste qui la suivait depuis ses débuts. L’homme était d’une jalousie maladive vis-à-vis de Berger. Le batteur avait contraint le groupe à se séparer et avait fait souffrir Mary. Après lui avoir volé ses économies, s’être battu avec Gab et avoir quitté Londres, il l’avait laissée seule. Elle était tombée dans un état dépressif et y était restée pendant plusieurs semaines. La police venait régulièrement leur demander s’ils avaient des nouvelles de Jacques Berger.
Il ne fallait pas rouvrir les plaies, elle renonça à prendre contact avec la police.
Au fond d’elle-même, elle reconnaissait qu’elle était toujours éprise de Berger. C’était un homme taciturne, instable et perturbé, mais il était attentionné. Il ne lui avait jamais manqué de respect et l’avait toujours traitée avec égard. Il était différent des autres hommes qu’elle avait connus.
Elle regrettait ce qui s’était passé. Elle avait cru qu’il l’avait quittée en emportant leur argent. Elle s’était découragée et s’était laissé entraîner en pensant que l’héroïne l’aiderait à surmonter sa détresse. Depuis, elle se sentait en partie responsable du drame.
Durant quelques semaines, elle avait entrepris des recherches dans l’espoir de le retrouver. Elle avait pris contact avec des personnes qu’elle connaissait à Paris, Bruxelles et Berlin, mais n’avait trouvé nulle trace de lui.