Progressivement, j’ai fait le voyage à l’envers, je suis ressorti de la brume. Les couleurs et les bruits sont revenus. Les hommes en blanc ont pris un visage. Je parvenais à les différencier. Seule l’odeur persistait.
J’ai commencé à déchiffrer les messages de Birkin, mais j’éprouvais des difficultés à communiquer avec lui. J’aurais aimé le questionner, savoir ce qui lui était arrivé. J’aurais aimé qu’il me confesse les fautes qu’il avait commises pour mériter un emprisonnement à Stone House. Je voulais savoir par quel moyen il était parvenu à revêtir l’apparence d’un vieillard.
Petit à petit, j’ai commencé à balbutier. Un matin, tôt, alors que le service de nettoyage était en action, Birkin a profité d’un moment d’inattention des femmes de ménage pour me prendre par la main et m’attirer dans le débarras.
Un évier surmonté d’un miroir se trouvait dans le fond de la pièce. Birkin m’a emmené devant celui-ci. J’ai examiné le reflet dans la glace. Birkin était pareil à lui-même. À ses côtés se tenait un vieillard que je n’avais jamais vu. Il était plus grand et plus massif que Birkin. Il m’examinait, l’air éberlué.
Pan après pan, Birkin a reconstruit son histoire. Après ses années de débauche, il a rencontré une femme. Ils se sont mariés et ont eu deux enfants, deux garçons, Thomas et William. Il a trouvé un job dans une compagnie de location de voitures. Sa femme était vendeuse dans une boutique de vêtements.
Ils formaient un couple banal, comme l’Angleterre en comptait par milliers ; ils payaient leurs impôts, partaient en vacances en été et suivaient le championnat de football.
Un matin, Birkin est parti au travail. À cette époque, ses fils étaient déjà grands, l’un d’eux avait quitté la maison et était marié. Son employeur lui a annoncé que la société avait été rachetée et qu’il n’y avait plus de place pour lui.
La police l’a retrouvé trois jours plus tard. Il s’était enfermé dans les toilettes de la gare de Liverpool et déchirait méthodiquement un magazine en petits morceaux. Il ne se souvenait de rien.
C’était sa première fugue, son premier trou. Je trouvais cette aventure plutôt amusante, mais il l’a racontée sans sourire.
D’autres fugues, d’autres trous ont suivi. On l’a découvert, en position fœtale, caché au fond d’une armoire dans un magasin de meubles, une autre fois dans un confessionnal. La police avait fini par le connaître, il était catalogué.
Il a passé un premier séjour de deux mois dans un hôpital psychiatrique. Quelques jours après son retour à la maison, il a pris quelques victuailles et s’est caché sous son propre lit. Durant près de deux jours, il a observé les allées et venues de sa femme, entendu ses plaintes, ses jurons et ses pleurs, épié ses conversations téléphoniques, écouté les pronostics des policiers et des médecins.
Il est retourné d’où il venait, jusqu’à ce que sa famille décide de l’interner définitivement. J’ai fait mine de compatir.
À mon tour, j’ai tenté de lui retracer mon parcours. Je lui ai parlé de la mort des gars de Pearl Harbor, de la mort de Floriane, de la mort de Gab, de la mort de Stern, de mon back up à Berlin, de la mort du disc-jockey de Ramstein, des mots fantômes et des infrasons qui avaient tué d’innocents civils vietnamiens.
J’ai sans doute tout mélangé, il n’a pas semblé convaincu par mon histoire.
Un jour, j’ai pris mon courage à deux mains et lui ai demandé s’il avait eu des nouvelles de Mary. Il m’a répondu évasivement. Il l’avait sans doute croisée l’une ou l’autre fois, mais il ne lui avait pas parlé et il ne savait pas ce qu’elle était devenue.
Je sentais qu’il me cachait la vérité. Il savait quelque chose, mais ne voulait pas me le dévoiler. Il parlait d’elle comme on parle d’une personne disparue, en baissant les yeux et en adoptant un ton résigné.
Je n’ai pas insisté, je voulais imaginer Mary vivante et heureuse.
Il m’a fallu plusieurs semaines, ou plusieurs mois, pour retrouver un semblant de clairvoyance. J’aimais Birkin. Nous étions solidaires quant à notre destin. Nous nous soutenions l’un l’autre dans les moments de plus grand doute, mais peu à peu, sa présence et sa sollicitude ne me suffisaient plus. Je voulais retrouver ma liberté et revoir ma mère.
Birkin a fait un calcul et m’a dit qu’elle devait avoir quatre-vingt-neuf ans. Pour autant qu’elle soit encore vivante.
L’un des fils de Birkin venait de temps à autre lui rendre visite. Il s’appelait Thomas et était chef comptable dans une entreprise du bâtiment. C’était un gaillard baraqué et sûr de lui, à l’opposé de son père. Birkin le disait débrouillard. Il m’a proposé de lui demander de se renseigner.
Je voulais savoir. Il m’a fallu un moment pour rassembler les informations qui étaient dispersées dans ma tête. J’avais oublié qui j’étais, quel était mon nom et où j’avais vécu.
Thomas est venu et j’ai parlé avec lui. Il est reparti avec les données, en promettant à son père de faire les recherches nécessaires et de n’en parler à personne.
Quelques semaines plus tard, j’ai appris que ma mère était morte au début des années quatre-vingt-dix et qu’elle était enterrée au cimetière d’Ixelles. J’ai appris que mon père était également décédé. Ce jour-là, j’ai voulu disparaître, mourir de honte et de désespoir.
Jour après jour, heure après heure, j’ai tourné et retourné cette nouvelle comme un poignard dans une plaie béante. L’évidence m’est apparue. Je ne pouvais en rester là. Je ne pouvais finir ma vie de cette façon. J’avais encore une mission à remplir avant de m’en aller.
De jour en jour, ma conviction s’est renforcée. Il fallait que je sorte de cet endroit. Je devais me réconcilier avec mon père et demander pardon à ma mère.
J’ai fait part de ma détermination à Birkin. Il est resté songeur pendant plusieurs jours.
Un matin, il m’a annoncé qu’il allait me faire sortir de là.
Il avait tout prévu.
Nous approchions de la fin de l’été, c’était la veille de la pleine lune, la nuit de toutes les démesures.
Je ne sais si le cycle lunaire avait une influence réelle sur les dingos, mais lorsque l’astre approchait de sa phase culminante, une foule de débordements se produisaient à Stone House. Ces soirs-là, les hommes en blanc se montraient généreux en tranquillisants et les agités notoires étaient placés en isolement.
La nuit était peuplée de cris de détresse et de cavalcades dans les couloirs. Il n’était pas rare que les sirènes se mettent à hurler. À l’aube, les garde-malades terminaient leur office sur les genoux.
Birkin m’avait sommé de sortir le lendemain, dès la première heure, et de flâner dans le parc à proximité de l’entrée de service qui donne sur Invicta Road.