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Je ne voyais pas où il voulait en venir ni comment il comptait me faire sortir par cette issue. C’était une double grille métallique, haute de deux mètres, fermée la plupart du temps. Durant l’horaire imparti aux livraisons, un garde se postait dans une guérite située entre les portes. Lorsqu’un fournisseur se présentait, il devait franchir la première grille avec sa camionnette et attendre qu’elle se referme derrière lui. Il devait ensuite passer l’examen minutieux des documents et patienter jusqu’à ce que s’ouvre la seconde grille. Quand il ressortait, le gardien contrôlait le véhicule de fond en comble.

Birkin m’a répondu qu’il savait tout cela et m’a demandé de lui faire confiance.

Ce soir-là, avant de nous quitter, il m’a pris dans ses bras et m’a remercié de ce que j’avais fait pour lui. Je lui avais réappris l’amitié. Je lui avais enseigné la patience et la compassion. Il était ému, ses paroles dépassaient sa pensée.

Je ne voulais pas m’en aller sans lui, je lui ai demandé de m’accompagner. Il a soupiré. Il en avait assez de courir, il voulait rester là. Le monde extérieur lui faisait peur. Il avait fait son temps, il se sentait bien à Stone House et voulait y finir sa vie. Pour ma part, j’avais une mission, il fallait que je la mène à bien.

J’ai suivi ses directives. Le matin, dès le réveil, je me suis rendu dans le parc. J’ai tourné en rond pendant une bonne heure. Alors que je perdais patience, les sirènes ont retenti, mais le timbre était différent, cet appel n’annonçait pas une évasion.

J’ai entendu des cris. Une épaisse fumée s’échappait du bloc administratif. C’était une sorte de villa de briques rouges avec des bow-windows en bois blanc et une horloge surmontée d’un clocheton sur la toiture.

Je me suis approché du bâtiment. Des flammes ont brusquement surgi au premier étage, derrière les fenêtres de la bibliothèque, et la silhouette de Birkin s’est découpée sur le brasier. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait là, pris au piège de l’incendie.

Tout le monde a commencé à s’affoler, à crier et à courir en tous sens ; les hommes en blanc, les pensionnaires et le personnel administratif. En quelques minutes, la cour fourmillait de spectateurs paniqués et impuissants.

Il n’a fallu qu’une dizaine de minutes aux pompiers pour arriver. Seules les grilles de l’entrée de service étaient assez larges pour laisser passer leurs fourgons. L’un des gardes s’est précipité, a ouvert les portes et est revenu dans la cour pour assister au spectacle.

Les grilles sont restées ouvertes. Je suis sorti en marchant, étrangement calme et serein. Je pensais que Birkin avait tout prévu, qu’il allait s’en sortir, que ce n’était qu’un stratagème.

Ce n’est que plus tard que j’ai fait le lien entre ses derniers mots et son sacrifice.

De l’autre côté, Thomas m’attendait. Je suis monté dans sa voiture. C’était une Mini. Par un fait du hasard, c’était la dernière voiture que j’avais vue à l’aéroport avant mon arrestation. Je pensais qu’après tout ce temps, ils auraient arrêté de commercialiser ce modèle.

Il a démarré en trombe. Il y avait des vêtements pour moi sur le siège arrière. Thomas était nerveux et distant. Il désapprouvait ce qu’il faisait, mais il avait une dette envers son père. Il allait me déposer dans le centre de Londres, après cela, il serait quitte, je n’avais qu’à me débrouiller.

Je n’ai pas posé de questions. Birkin m’avait raconté son histoire, Thomas avait signé la demande d’internement de son père.

Il m’a débarqué dans une rue animée de Londres. J’ai regardé autour de moi, mais je n’ai pas reconnu le quartier. Je suis descendu de la voiture. Thomas m’a tendu quelques billets de banque, a refermé la portière et a démarré sans un regard pour moi.

J’ai respiré, j’étais à Londres. Rien n’avait changé, pourtant, tout était différent. Je reconnaissais l’architecture, certains monuments et quelques façades, mais le décor et l’ambiance n’étaient plus les mêmes.

Tout était décalé. Des hommes couraient, des femmes couraient, des enfants couraient. Tous paraissaient crispés, fébriles, soucieux comme l’était Thomas. Ils me terrorisaient.

Les voitures, les bus et les murs étaient chargés de messages publicitaires vantant les mérites de produits étranges ou d’appareils aux fonctions indéfinies.

Personne ne prêtait attention à ma présence. Nul ne souriait ou ne semblait détendu comme nous l’étions quand Londres nous appartenait.

Noyé dans le magma humain, je pensais à Birkin et à sa silhouette qui s’agitait dans les flammes.

95

Chez moi

Je me suis terré dans un parc. Le soir, je suis descendu dans le métro. J’avais faim et soif, j’ai erré dans les couloirs.

Au bas d’un escalier, deux musiciens s’en donnaient à cœur joie. Ils étaient chevelus, rachitiques et édentés. Si ce n’est la taille qui les différenciait, ils auraient pu passer pour jumeaux.

Je me suis arrêté et je les ai écoutés. Ils jouaient et chantaient faux, mais c’était un duo sympathique et énergique. Leur allure formait un contraste avec celle des gens de l’extérieur, ils souriaient de leurs dents ébréchées comme s’ils étaient les plus heureux de la planète.

Le premier s’appelait Roger et avait à peu près mon âge, il chantait et jouait du banjo. L’autre s’appelait Jonathan, il faisait les chœurs et s’accompagnait aux tambourins. Leur répertoire était fait de standards du country.

Ils ont joué quelques morceaux, ont remballé leur matériel et ont changé d’emplacement.

Je les ai suivis.

Ils se sont engagés dans un autre couloir et ont recommencé à jouer. Leur numéro s’est prolongé durant une bonne partie de la soirée. À chacune de leurs prestations, je leur abandonnais l’un des billets de Thomas.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour dilapider mon capital. Après leur avoir lâché ma dernière livre, j’ai tourné les talons. Roger est venu à ma hauteur et m’a interpellé. Il voulait savoir qui j’étais, pourquoi je les suivais, pourquoi je leur avais donné cet argent.

Je lui ai raconté ce qui me passait par la tête. J’avais été un grand batteur, je revenais de Paris où j’avais joué avec Clapton, la musique m’avait manqué. J’étais inoffensif.

Jonathan est venu se joindre à nous. Ils se sont regardés et ont dodeliné de la tête, ils semblaient comprendre ce que je disais.

Roger m’a pris à part. Londres n’était pas Paris. À Londres, les stations de métro n’étaient pas des dortoirs. Nos semblables devaient vivre en périphérie, dans les rues sombres ou au bord de la Tamise. Les gens comme nous étaient tenus de ne pas traîner dans les endroits publics et devaient être vigilants quand ils faisaient la manche, au risque d’être verbalisés ou de se voir expulsés.

Roger était paranoïaque. Selon lui, des caméras de surveillance étaient installées partout et il ne fallait pas longtemps à la police pour débarquer.

Ils ont vu que j’étais perdu et m’ont proposé de les suivre. Ils m’ont pris sous leur aile, je suis devenu l’un des leurs.