En plus de scander ses rythmiques implacables en remuant les fesses, je mimais son jeu de guitare, armé d’une latte en bois. Je le secondais dans ses solos épileptiques, les jambes en canard, les cheveux rabattus sur le visage.
Un jour, alors que j’étais dans la cuisine et que Chuck officiait dans le salon, l’idée m’est venue de l’accompagner en tapotant sur un verre avec un crayon. Le résultat était convaincant. J’ai pris un second crayon et me suis mis à tambouriner en cadence.
J’ai remarqué que la hauteur du son s’élevait à mesure que le niveau du liquide baissait. Pris d’une subite inspiration, j’ai pris plusieurs verres et les ai remplis de manière inégale pour varier les timbres.
Par la suite, j’ai peaufiné ma technique en ajoutant quelques ustensiles de cuisine. J’ai placé un saladier, une casserole et une poêle en demi-cercle autour des verres, le couvercle de la casserole étant posé en équilibre précaire sur un bougeoir.
Au début, c’était une belle cacophonie, mais ma dextérité s’est développée au fil des semaines, stimulée par les encouragements de ma mère et ceux, quelque peu hypocrites, de mon frère à qui mon occupation offrait l’opportunité de s’enfermer dans la chambre avec sa nouvelle petite amie.
À Noël, le cœur battant, j’ai découvert une batterie au pied du sapin. Les yeux de ma mère brillaient. Ceux de mon père aussi, mais pour des raisons différentes. Il m’a pris à part et m’a ordonné de ne jamais en jouer, en tout cas jamais en sa présence.
C’était une batterie de fabrication italienne destinée aux enfants. Le tabouret était fourni dans le lot. Elle était composée d’une grosse caisse, d’une caisse claire et d’une espèce de cymbale ride.
Ignorant du jargon adéquat, je les avais baptisées boum, tchac et dzing. Le son qu’elles produisaient était calamiteux, mais je m’en accommodais, eu égard aux ersatz dont je faisais usage jusqu’alors.
Je me suis rapidement familiarisé avec les caractéristiques propres à chacune des pièces. À force d’exercices, j’ai commencé à réaliser certaines boucles. Je m’appliquais, je ne voulais pas jouer n’importe quoi, n’importe comment, contrairement à l’un de mes camarades de classe qui possédait une batterie identique.
Ce devait être le jouet à la mode cette année-là. Il m’avait invité chez lui pour comparer nos compétences. Nous jouions à tour de rôle, en accompagnant Elvis Presley, son dieu à lui, dans Tutti Frutti, une chanson qu’il avait piquée à Little Richard.
Quand c’était à mon tour de jouer, je cherchais à me démarquer du tintamarre qu’il générait et m’efforçais de produire des effets aux bons moments.
Autour de moi, on parlait de plus en plus de cet Elvis Presley. Pour moi, ce n’était qu’un camionneur aux cheveux gras qui se dandinait de manière obscène en faisant mine de jouer de la guitare. Je n’imaginais pas un instant qu’il eut pu se présenter comme la relève de Chuck Berry, d’Eddie Cochran ou de Buddy Holly.
Je répétais dès que l’occasion se présentait, principalement le jeudi et le dimanche, mais aussi à la faveur des maux de tête que je m’inventais pour rester à la maison.
Mes progrès étaient encourageants. Ma vitesse d’exécution et ma précision en épataient plus d’un, même s’il me restait de la maîtrise à acquérir pour obtenir une plus grande régularité dans l’intensité des battements. Jour après jour, j’assimilais les notions essentielles que sont le contrôle, la coordination et l’indépendance des membres.
En plus de ma mère, mon fan base comptait mon cousin et l’une de mes tantes qui s’amusait en m’écoutant, tapait des mains et trouvait que j’avais un certain talent. Mes détracteurs les plus assidus étaient les locataires de l’étage supérieur. Plus d’une fois, ma mère a dû parlementer avec eux.
Pour ce qu’il en était de l’étage inférieur, nous habitions au-dessus d’un garage, ce qui nous assurait une certaine tranquillité. En contrepartie, l’appartement était de temps à autre envahi de gaz d’échappement. J’ai encore dans les narines l’odeur de graisse et d’huile de vidange.
Parfois, venus de mon inconscient, le crissement des pneus et les exclamations des ouvriers retentissent dans mes oreilles.
Ma discothèque s’est progressivement enrichie. Je possédais quelques hits de Fats Domino, de Jerry Lee Lewis et de Little Richard. J’étais également fasciné par un titre plus ancien de Bill Haley et ses Comets, intitulé Rock Around the Clock, une face B oubliée, revenue au premier plan après qu’elle avait été choisie pour faire partie de la bande originale d’un film qui passait sur les écrans.
J’ai quelque peu déchanté lorsque j’ai découvert Bill Haley à la télévision. Plutôt grassouillet, il affichait un sourire mécanique, présentait un regard vide et portait sur le front une mèche de cheveux gominée en forme de croissant de lune. À l’opposé du rocker terrifiant et bagarreur que j’imaginais.
Pour faire face à cette arrivée de 45 tours et garder en tête les arrangements que j’avais conçus, j’ai commencé à écrire mes partitions.
Les premières moutures étaient rudimentaires et se contentaient de reprendre sur une ligne les instruments que je devais solliciter. Boum tchac tchac, boum tchac tchac, boum tchac tchac, dzing. Les limites de ma méthode n’ont pas tardé à se manifester.
Petit à petit, j’ai appris à écouter, à compter, à identifier les mesures et les temps qui les composaient. J’ai sophistiqué mes partitions.
Elles contenaient trois lignes parallèles identifiées par les initiales B, T et D. Je les avais découpées en mesure, elles-mêmes subdivisées en sections. La majorité des rocks étaient écrits en quatre-quatre. Sur chaque temps, je cochais d’une croix les sons à combiner.
Plus tard, lorsque j’ai potassé des livres de solfège et découvert les tablatures, je me suis rendu compte à quel point mon intuition m’avait servi.
Plus mon jeu à la batterie s’affermissait, plus mes résultats scolaires déclinaient. Je passais plus de temps à imaginer mentalement de nouvelles variations qu’à réviser mes leçons. Ma passion liée à la méfiance grandissante que je nourrissais à l’égard de la nature humaine commençait à inquiéter mes professeurs.
Je m’isolais dans mon monde intérieur, je fuyais le contact avec mes condisciples, je répondais évasivement aux questions qui m’étaient posées. Pendant les récréations, les surveillants me voyaient m’éloigner, gagner les confins de la cour ou arpenter l’allée centrale d’un pas saccadé en hochant la tête.
Ils ont convoqué ma mère. Complice de mon inclination et préoccupée par les fréquentes incartades de mon frère qui vivait une adolescence difficile, elle leur a répondu qu’elle savait ce qu’il lui restait à faire.
Quand je ne jouais pas de la batterie, je m’enfermais dans la lecture.
Le Journal d’Anne Frank faisait partie du programme scolaire de mon frère. Je l’ai lu en quelques heures. J’en suis sorti incrédule. Mes réserves concernant la nature humaine se confirmaient.