Le Dabe massacre un homard à la nage. Il est chou tout plein (pas le homard, mais le Vieux) ayant une immense bavette protectrice nouée autour du cou.
Te manipule le service à crustacés avec une dextérité de Grand Patron, cézigue. Tu dirais le professeur Hamburger en train de se payer un calcul rénal à l’arme blanche. Faut voir la manière qu’il lui brise la pince à l’homard, et évide celle-ci à l’aide d’une longue curette fourchue. Et je te suce les patounes ; et je te farfouille la carapace ! Un artiste !
Il ricane.
— Triomphe sur toute la ligne, mes chers petits !
Nos confrères d’ici et ceux d’en face font une gueule d’une aune, car, visiblement, la terrasse a été piégée à l’intention du prince Machin, comment se prénomme ce grand puceau, San-Antonio ? Arthur, Richard, Gonzague ?
— Charles, monsieur le directeur.
— C’est cela : Charles. Il faut absolument que je me fourre son prénom dans la tête. Quand il sera assorti d’un numéro cela ira mieux. Au fait, ce sera Charles combien ? Trois, non ? Oui : trois. Nous, nous en eûmes bien davantage ! Je disais donc que la terrasse a été piégée à l’intention du prince Georges. Sait-on si son voyage est ajourné ?
— J’ai questionné le directeur de l’hôtel, le prince est toujours attendu pour demain. Des ouvriers vont employer la nuit à poser un parquet de fortune au restaurant et l’on remplacera le bâtiment détruit par une construction de chantier habilement décorée.
— Bien, cela prouve que ce prince Edouard n’a pas froid aux yeux et que les gens qui en ont la garde sont des inconscients, reprend Pépère.
Il pouffe. Ayant un tronçon de patte évidée en bouche, il en consécute un coup de sifflet qui fait lâcher son plateau d’huîtres à un jeune serveur.
Retrouvant son sérieux, le Dirlo tamponne méticuleusement sa bouche et déclare en baissant le thon (car nous sommes au bord de l’océan) :
— Ouvrons l’œil, mon petit ! Ouvrons-le tout grand. Ah ! exquise Dominique, pour votre première enquête, vous allez être gâtée, croyez-en mon instinct infaillible ; ce foutu prince Jacques n’est pas encore sorti de l’auberge.
Mes yeux plongent dans ceux de Michèle. L’attentat de l’après-midi a fait capoter notre délicat projet.
Heureusement, la nuit vient. Elle est là, imminente, qui monte de l’océan immense…
L’âme noyée de pré-extase, comme on dit dans le Code des Impôts, j’attaque d’une fourchette mutine le truc ineffable qu’on vient de me servir, sans trop savoir, tant mon trouble est intense, s’il s’agit de canard, de sole ou de ris de veau.
C’est alors que le maître d’hôtel vient se pencher sur mon oreille accueillante.
— Pardonnez-moi, monsieur le commissaire, mais on vous demande au téléphone.
Tu me connais pour m’avoir déjà pratiqué, l’aminche. Je n’en suis plus à ce genre de surprise près. Il m’est souventes fois arrivé de débarquer dans un établissement quelconque (et celui-ci est le contraire de quelconque) pour m’entendre mander téléphoniquement par un mystérieux correspondant. Ce sont les choses insolites qui sont les plus passionnantes, moi je trouve. Alors, je prie mon entourage de bien vouloir excuser ma brève absence et je sors de la salle ronronnante où flottent les plus papilleuses senteurs qui soient, qui fussent, et qui fusseront.
La dame de la caisse dont à laquelle je réclame le bignou, me le désigne, mais, à ma vive surprise, l’appareil repose sur sa fourche comme un loir sur son atlantique[10]. Aurait-on raccroché par mes gardes ou par les tiens ?
Je ne perplexe pas longtemps.
Un « pssst » vient se ficher dans mes trompes. Je détourne la tête et avise une dame assise à l’écart, auprès d’une plante verte dont elle a la couleur et quasiment l’immobilité. Une personne d’un âge certain, plutôt grosse, mais surtout du bas, à l’instar (comme on disait jadis) des poires. Elle est habillée de noir, de manière surannée. Cheveux gris, frisottés ; elle est maquillée à la six-quatre-deux : poudre de riz ressemblant à de la chaux de Pise, rouge à lèvres très foncé et passablement écœurant, double tache ocre aux pommettes, comme on en cloque aux poupées russes. Elle a les jambes arquées comme une selle de cheval, entortillées de pansements sous les bas rêches et revêches. La dame appuie ses deux mains sur le pommeau d’une canne d’ébène, mais il s’agit peut-être d’une canne d’aveugle peinte en noir par un humoriste ?
Je m’approche jusqu’à vers elle, comme dirait mon cher Bérurier dont l’absence m’est pénible, mais quoi, la Vie est ponctuée de séparations douloureuses et donc, de retrouvailles allègres.
Elle me défrime en plissant ses yeux.
— J’ai fait prétexter le téléphone, murmure-t-elle, en fait, je tenais à vous parler.
Je m’incline, souris, attends, le regard en laser, l’expression plus urbaine que toute la population parisienne.
— Je suis en compagnie de gens qui vous ont reconnu, m’explique-t-elle ; il paraît que vous êtes un grand policier ?
— Mon Dieu, madame, vos amis sont flatteurs.
— Il faudrait que je vous voie en privé. J’aurais des choses à vous dire.
— De quel ordre, madame ?
— C’est très particulier, je préfère vous expliquer ça tranquillement.
« Merde, me dis-je, in petto, car il n’y a pas plus familier que moi avec moi-même, sinon moi avec toi-même. Merde, me voilà dans les griffes d’une vieille maboule qui va me raconter que son voisin la regarde par-dessus le mur ou bien qu’on envoie des lettres anonymes à son chat. »
— Ce serait volontiers, madame, mais j’ai beaucoup à faire et…
Elle doit piger mes doutes, la daronne, car elle laisse tomber ;
— C’est en relation avec ce qui s’est produit sur la plage tantôt.
Bon ! Voilà un vademecum valable. Pour lors, elle commence à m’intéresser.
— J’habite la villa des Farfadets, 8 avenue des Fougères. Quand pouvez-vous passer ?
— Demain ?
— Il me semble que c’est urgent.
— Alors tard dans la soirée ?
— Ce serait mieux.
— A quelle heure pensez-vous regagner votre domicile ?
— Vers onze heures.
— On dit onze heures trente ?
— Entendu.
Je me réincline, me redresse. Lui prends provisoirement congé.
Depuis ma table, je la regarde revenir en claudiquant. Elle a grand mal à se déplacer, la pauvre maâme. Balance le torse. Tu croirais une grosse cloche en tocsin : ding, dong ! Elle va à une table peu éloignée de la nôtre qu’occupe un vieux couple sévère, le fils issu (il ressemble à son père comme deux gouttes de foutre) de lui, l’épouse du fils issu, une blondasse mal cuite, du genre timide à pertes blanches.
La dame boitante se rassied. Je me demande ce qu’elle peut bien avoir à me révéler. Intrigant, non ?
— Le prince Louis arrive demain à 14 heures trente par avion privé qui se posera à Saint-Nazaire, m’explique le Vioque. Il serait bon que vous fussiez présent et le convoyassiez discrètement. En outre, j’ai prévenu le directeur du Prieuré Palace que vous visiteriez demain matin la suite réservée au prince Eustache.
— Très bien, monsieur le directeur.
Je me tourne vers Dominique.
— Sans doute tiendrez-vous à m’accompagner lors de ces différentes opérations, commissaire ? Car elles constituent la substantifique moelle de notre métier.
Elle accepte avec empressement, ce qui maussadise le Vieux. Mais il ne lui est guère possible de s’opposer à notre programme.
Allez, bon, pensons à autre chose.
Michèle est là, rayonnante, superbe, tentante.