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* * *

Il est onze heures moins des, quand on prend le dernier verre au bar du Prieuré Palace. Les noctambules ici présents continuent de gorgechauder sur l’explosion de l’après-midi. Certains annoncent qu’ils vont demander leur note dès demain. Si des maisons de cette classe deviennent l’objectif des terroristes, merci bien. Autant aller passer ses vacances dans un village de tentes en compagnie de Jacques Chazot, non ? Tu leur donnes pas raison, toi ? Moi non plus.

Le Vieux nous propose une petite virée au casino. Pas pour flamber, précise-t-il, mais pour humer l’ambiance. Michèle accepte avec un certain plaisir. Dominique refuse. Je décline également pour la raison que tu sais. Pépère et moi, on est plutôt marris de ce que nos dulcinées ne partagent pas nos goûts respectifs. Mais avec les bonnes femmes, t’es jamais sûr de rien. Faut pas projeter, car si tu proposes, elles, elles disposent.

Je consulte ma tocante : le quart d’onze plombes. Si on se payait un brin d’enquête, la môme Dodo et moi ? Michèle va chercher un boléro de vison blanc pour aller perdre quelques piastres sur les verts pâturages à M’sieur Lucien. Mister Pépère rutile de la calvitie. Je le laisse après avoir adressé un signe d’extrême intelligence à Dominique.

Intriguée, elle me questionne, lorsque nous sommes hors des tympans directoriaux :

— Vous avez quelque chose à me dire ?

Alors je lui relate ma brève converse avec Maman Patte-en-Bronze, tout à l’heure, à l’Esturgeon ; le tardif rendez-vous que m’a filé la vieille dame.

— Ça vous dirait de m’accompagner ?

— Naturellement.

Elle ajoute :

— Ça me changera un peu des assiduités de votre patron, quel crampon, ce type, avec ses roucoulades et ses ronds de jambes !

On demande au concierge de nuit où commence et finit l’avenue des Fougères. C’est à huit cents mètres de là, près de l’église. Une balade nocturne nous fera du bien.

On s’en va derrière nos ombres, que nous nous mettons à devancer, parfois, quand on approche des lampadaires[11].

Dominique ne moufte pas. Drôle de fille : renfermée, silencieuse. On a l’impression qu’elle cherche en secret quelque chose qu’elle ne trouvera jamais. Elle n’a pas la vivacité de sa mère ; chose étrange, c’est elle qui semble la plus mûre des deux. J’éprouve, à son contact, une sorte de confuse timidité. Elle m’impressionne.

Bon, voici l’église.

Faut la contourner.

Et on tombe bien vite dans l’avenue des Fougères, voie paisible, bordée de maisons de vacances où prédomine le style anglo-normand.

Le 8 est affecté à une demeure toute blanche, à faux colombages marron. Le toit d’ardoise tombe bas et un étage s’y trouve niché sans en avoir l’air. Je pousse la porte du jardinet qui embaume la rose trémière. Un perron de trois marches…

Tout ça me fait penser à chez nous. Je retrouve, l’espace d’une évocation, notre pavillon de Saint-Cloud, avec sa tonnelle, ses volets verts, son odeur de propre et de cuistance bien préparée…

Il y a de la lumière à toutes les fenêtres.

Je sonne. Trois petits coups, pour exprimer qu’il s’agit bien de moi, l’attendu.

Un moment s’écoule. La dame a du mal à actionner ses compas. Lui faut du temps pour se mouvoir. Enfin, il se produit un glissement feutré derrière l’huis et la porte s’ouvre.

Ce n’est pas la grosse vieille qui délourde, mais un homme. Un grand diable d’une cinquantaine d’années, svelte, élégant : pantalon noir, veste blanche, chemise noire. Ses crins sont gris et lubrifiés. Il a la peau tannée, comme celle des navigateurs solitaires et glacés ; le regard bleu sombre.

— Vous désirez ? me demande-t-il à l’aide d’un accent que je situe anglo-saxon faute de mieux.

— J’ai rendez-vous, réponds-je.

Il hoche la tête.

— Vraiment ? Et avec qui ?

Je m’aperçois alors que la dame boiteuse ne m’a pas dit son nom. En fait, j’ai rendez-vous avec une adresse.

— Je suis attendu par la personne qui habite cette maison, éludé-je.

Il ne s’efface pas pour nous laisser entrer. Au contraire, il prend appui du coude contre le chambranle.

Et il répète ;

— Vraiment ?

— Tout ce qu’il y a de vraiment, m’impatienté-je, si vous voulez bien l’informer de ma visite, elle vous confirmera la chose.

Il fait des petits faux-pets avec la bouche pour amener un brin de tabac blond sur sa lèvre supérieure. Il le recueille, le regarde et le chiquenaude afin de l’expédier à dache.

— Qui êtes-vous ?

— Commissaire San-Antonio ; et voici le commissaire Bernier, mon adjointe.

— J’aimerais vérifier, déclare l’étrange personnage.

— Casse la tienne, réponds-je entre Médan (et Villenne-sur-Seine) en lui produisant ma brème.

Il coule un z’œil, acquiesce.

— Venez !

Ouf ! Tu parles d’un cerbère, cézigue ! Faut montrer patte blanche avant qu’il ne consente à abaisser le pont Lévy.

Il nous engage dans un escadrin pavé de tomettes (et de bonnes intentions). Les nez de marches sont en bois poli (si poli qu’il dit bonjour quand on pose le pied dessus !).

Au haut des degrés, une femme est comme en faction. Une belle personne roussâtre, avec des taches de son sur les pommettes et un tailleur vert olive.

Elle ne répond pas à mon salut, se contentant de m’examiner sans plaisir, un peu comme si j’étais le facteur des recommandés venu lui réclamer une signature dans son bain.

L’homme à la veste blanche nous désigne une porte ouverte.

— Vous pouvez entrer, commissaires.

Il doit être rosbif ou assimilé, car il fait sonner le « s » final des commissaires.

Je franchis le seuil indiqué.

— Tu veux du chocolat ? me lance une voix nasillarde, celle d’un gros perroquet vert et jaune qui dodeline sur un perchoir crotteux.

Je ne lui réponds pas, bien qu’il ne faille jamais se départir de sa politesse, fût-ce avec un psittacidé ; seulement j’ai trop à voir et à penser à la fois.

La vieille dadame impotente gît sur le tapis, l’arrière de la tronche fracassé par une praline de fort calibre. Elle n’a pas lâché sa canne, ce qui ajoute à la déplaisance de la scène muette.

Elle est vêtue comme naguère au restaurant. Sa chambre est en ordre, le lit non défait ; seul, le tiroir supérieur d’une commode Louis XV fruitier est ouvert.

Le sang n’est pas entièrement sec. Que te dire d’autre ? Que le prix du pétrole va encore augmenter ? Tu le sais déjà. Non, ben c’est tout !

Je regarde le commissaire Bernier à la dérobée. Son premier meurtre, je gage ? Bonnes réactions : c’est-à-dire qu’il n’en a aucune. Elle est calme, détendue, Dodo.

Elle se trouverait devant la statue moussue d’une Diane Sécheresse que son visage resterait aussi démuni d’expression.

Je me tourne alors vers l’homme à la veste blanche.

— Ça consiste en quoi ? m’informé-je.

— En un assassinat, je suppose, répond mon terlocuteur. Quelqu’un est venu demander quelque chose à cette femme. Elle l’a conduit jusqu’à sa chambre, a pris le quelque chose dans ce meuble, le lui a remis. Après quoi, ce visiteur lui a logé une balle dans la nuque et s’en est allé.

— Voilà un bon résumé, approuvé-je, puis-je vous demander qui vous êtes ?

— Non, répond l’homme, c’est inutile.

— Parce que vous pensez que nous allons nous quitter devant ce cadavre et rentrer chacun chez soi ?

Il hausse les épaules.

— Pour ce qui me concerne, oui. Quant à vous, faites ce que bon vous semble.

— Auriez-vous déjà oublié que nous appartenons à la police, mademoiselle et moi ?

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11

Je n’ignore pas que la phrase devrait ne comporter que des « on » ou des « nous », mais je la juge mieux ventilée ainsi.

San-A.