— Ce n’est pas mon problème.
Il hoche la tête.
— Enquêtez bien, commissaire « s ».
Il sort de la pièce. Moi, tu le comprendras facilement, malgré que ta cervelle ressemble à cinquante grammes de gruyère râpé : je suis mort d’incrédulité. Alors, là, c’est la première fois, parole ! J’arrive chez une dame, un homme m’ouvre, qui me conduit à son cadavre et qui prétend se retirer sans seulement décliner son identité !
— Hé ! Pas si vite, monsieur !
Il ne prend pas mon avertissement en considération et entreprend de descendre l’escalier.
— Arrêtez-vous immédiatement, et levez les bras !
C’est la môme Dodo qui vient de causer, parole !
Elle a sorti un vieux browninge de son sac, arme archaïque, propre à se capsuler les méninges quand on sortait, jadis, lessivé triple sec, de la roulette dans la touffeur monégasque.
L’homme à la veste blanche se retourne, le considère avec ironie et dit :
— De quel droit braquez-vous ce ridicule objet contre moi, mademoiselle ? Si vous vous en serviez, vous risqueriez d’ajouter un meurtre au précédent assassinat.
Il hausse les épaules et continue de descendre. Cet aplomb ! La Dodo qui rutilait déjà dans sa Ford intérieure ne sait plus pour quelle maison elle voyage. Quête vers moi un conseil d’ami.
Mais bibi, tu me verrais. Zéro est tarifé ! Je me jette à califourchon sur la rampe, double la veste blanche et me campe au pied de l’escalier.
Je chique les méchants malabars. Verdun ! On ne passe pas ! Jambes écartées, poings aux hanches, menton braqué sur la ligne bleue des Vosges.
— Laissez-moi passer, commissaire ! invite doucement l’homme à la veste blanche. Rien ne vous autorise à entraver ma liberté.
— Vous êtes sur les lieux d’un crime, monsieur, j’y objecte. Vous vous y trouviez avant mon arrivée. Ne serait-ce qu’en qualité de témoin, la police doit vous entendre. Il n’est pas question que vous sortiez d’ici avant d’avoir apporté la preuve que votre visite nocturne chez cette dame assassinée est étrangère à la mort de ladite dame.
Il a un sourire lointain, un peu tristet, plutôt contrarié. Je lui fais l’effet d’une mouche harceleuse ce qui en veut absolument à ton pif et vient s’y poser sans relâche, nonobstant les tapes que tu essaies de lui administrer.
— Écoutez, fait-il, si nous nous obstinons sur nos positions, il va se passer quoi ? Des voies de fait ! Car je suppose que vous n’allez pas nous tirer dessus, ce qui aurait pour votre carrière de fâcheuses conséquences. Nous ne pouvons non plus en venir aux mains comme des palefreniers ivres. Alors ?
— Alors vous allez, vous et la personne qui vous accompagne, attendre l’arrivée du Parquet. Et, si vous êtes innocent, il n’y a aucune raison pour que tout ne se passe pas bien.
— Joan ! dit l’homme.
La fille aux taches de rousseur va ouvrir la porte et se met à siffler à la voyou entre ses doigts. Avec un beau tailleur comme ça, non, je te jure, le monde dégénère. Et il est sec, son coup de siffloche. Une rouleuse de barrière aurait pas réussi mieux.
Le temps de compter jusqu’à quatre et demi, et voilà deux grands gus, type hindou ou de par là-bas, qui se pointent. Des mecs avec une abondante chevelure noire et luisante plantée bas, des yeux que je te qualifierais de braise pour pas chicaner, et des costars bien coupés, sombres, avec des chemises blanches dessous. Le bon genre, quoi !
Mon terlocuteur leur virgule deux trois mots en sanskrit, ou en conscrit, j’ sais pas très bien ; mots à la suite desquels, toujours est-il, les malabar’s brothers m’emparent, me ramènent les bras dans le dos pour me les ligoter après le balustre principal de l’escalier, au moyen d’une cordelette extrêmement fine. Moi, me connaissant comme tu me connais, tu te dis « C’est pas grand Dieu possible que l’Antonio se laisse ficeler de la sorte sans envoyer ses tagonistes au tapis ! »
Eh bien, j’ vais te faire un navet, mon gamin : ces deux garçons ont des mouvements si vifs, durs, précis et ardents, et surtout une telle méthode d’exécution, qu’il ne m’est pas possible de lever le petit doigt. Peau de balle et balustrade ! Dom Balustre de Bazan, I am, moi, le vaillant, le fort, qu’on a surnommé Armada tant il est invincible ! Ne puis dire « Ouf » ! Et l’aurais-je dit, ça changerait quoi-ce ?
Là-haut, le commissaire Bernier intervient :
— Délivrez-le immédiatement sinon je tire !
L’homme à la blanche veste (toujours l’appeler l’homme à la veste blanche devenait fastidieux) ricane :
— Jetez votre arme de patronage, mademoiselle, car si vous vous en serviez, vous ne verriez pas le jour se lever, vous et votre honorable confrère.
Il profère quelques nouveaux mots. Les deux basanés dégainent des pétoires grosses comme les mandats d’arrestation de Mesrine.
— Vous voyez, mademoiselle ? renchérit l’homme à la chose machin. Allons, jetez cette bricole et rassurez-vous ; je ne veux pas vous la confisquer, n’étant pas collectionneur de basses brocantes !
A contre : cœur, temps, voie, basse, champ, chant, coup, danse, courant, expertise, fort, indication, partie, plaqué, pèterie, valeur, ibution, le commissaire Dodo laisse tomber son vieux browninge.
L’arme glisse sur les marches, choit dans le salon.
L’homme à la veste comme tu sais shoote négligemment pour l’expédier vers les confins.
Et puis il dit encore, en transcrit, ou en souscrit, je peux jurer de rien, et les quatre personnages s’évacuent, sans hâte, pour se fondre dans la nuit, comme l’écrit si bien Jean-Paul Claudel 2 dans « Occupe-toi d’Omélie ».
Le silence nous enveloppe, la môme Dominique et moi. Juste qu’on se met à percevoir le tic-tac d’une pendule qui pendulait incognito jusqu’alors.
Je n’ose lever les yeux vers ma chère collègue.
« Suis vert de rage, stop, en ai pris plein l’amour-propre, stop, et même plein l’amour sale, stop, me sens con à bouffer de la bite, stop, dois-je prendre du Valium, docteur ? Stop, si oui, prière livrer urgence une caisse avec robinet Santanconno ».
La vie se présente sous des traits bien cruels, parfois. Cette môme venue pour prendre du feu, et qui assiste à un numéro de sous-lavasse, merde ! Alors là, oui : merde ! Et tu voudrais qu’on se lave les pieds avant d’aller à la grand-messe, toi !
Elle vient me rejoindre et entreprend de me débalustrer. Pas un mot. Pas une mimique. Visage neutre. Regard à plat, couleur de métal sous la pluie.
— Fallait-il tirer ? demande-t-elle au bout d’un moment.
— Non, réponds-je.
Elle part à la recherche de son pistolet en chocolat, le trouve et le réinsère dans son sac. Et puis voilà, docile, elle attend les décisions du chef.
Le chef tente de retrouver l’usage de ses poumons vu que son raisin a grand besoin de se refaire une beauté. Le chef masse ses poignets doloris. Le chef aimerait s’engager dans la Légion Étrangère, mais comme il connaît déjà la Corse, il s’engage seulement dans l’escadrin.
Mémère est de plus en plus clamsée. Son sang noircit. Je m’assois dans un fauteuil crapaud qui cherche à se faire aussi gros que le bœuf. Relaxation. Je contemple la scène figée : la vieille dame foudroyée, sa chambre qui sent l’ancien bien fourbi. Odeurs de bois ciré, de linge empesé, de parfums éventés, de fleurs séchées, de grande fatigue corporelle. Tout a une odeur, mais on s’en branle. On se contente des grandes options générales ; le jasmin, la merde, l’oignon, la choucroute… Des violences olfactives, quoi. Le pif, on le prive des nuances fragiles. Et cependant tout a une odeur : un mur de chaux, un autre tapissé de papier ; un livre neuf, un livre ancien ; un coussin de soie, un coussin de velours ; un jour férié, un piquet de grève, un accordéon, un verre à dents, une représentation de Ruy Blas à la Comédie-Française, une table, une étable, un rétable, la vie, la mort… Putain, prends conscience ! Mouche-toi et respire. Apprends le langage de la senteur. Ton nez n’est pas seulement une béquille à lunettes ! Il est surtout fait pour pomper ce qui t’entoure, et pour l’identifier, et pour aussi te préparer aux rêves. Et pour aider ta mémoire. Et pour renforcer l’intensité de tes amours ! Sens, mon fils ! Sens ! Que tu puisses au moins savoir quand tu pues !