— Si fait, si fait, admet Prandurond. L’émotion a été vive dans la région. Que ces salopards de gauchistes viennent jusque dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes, plonge notre honnête population dans le plus noir courroux. Imaginez ce qui se serait passé si, au lieu de tuer je ne sais quel petit valet d’outre-mer insignifiant, la bombe avait réduit en bouillie une partie de la clientèle du Prieuré Palace ! L’élite du pays, positivement : chefs d’industrie, joueurs de golf, cavaliers de haut vol, dames aux beaux atours ! Vous l’avez regardée, la clientèle du Prieuré Palace, monsieur ? Pas de la gnognote ! Dior et Van-Cleef, Hermès et Louis Jourdan ! Nourrie par Hédiard et Fauchon ! Rolls, Jaguar, Mercedes dont la moindre fait 4 litres 5 ! Messe le dimanche ! De l’Israélite, certes, j’en conviens, mais de classe ! La rue des Rosiers, mon cul ! Si je vous disais : ma promenade favorite, c’est ça : le Prieuré Palace. Je m’y rends presque chaque jour. M’accoude à la rambarde pour les regarder manger en plein air, ou bien me glisse jusqu’à la piscine. De toute beauté ! Ce qui subsiste de France française est là. Elégante, discrète, bien élevée. On voussoie encore, on y pratique les subjonctifs les plus risqués. Les enfants y sont sains, les femmes soignées, les hommes énergiques. Riches, quoi ! L’opulence, qu’on le veuille ou non : ça paye !
Il laisse aller sa jument au pas, qu’elle reprenne souffle. Lui tapote aimablement la jambe de sa cravache caressante.
— Et que vous disait Mme Duralaix au sujet de cet attentat ? insisté-je.
C’est la générale Prandurond qui répond :
— Gilberte affirmait que l’affaire allait être résolue rapidement. Contrairement au général, elle prétendait que les gauchistes n’étaient pour rien dans cet attentat.
— Billevesées ! hurle l’ancien officier supérieurement supérieur. Les gauchistes sont à l’origine de tout ce qui se fait de mal sur cette malheureuse planète en déliquescence. Ils sont les termites qui grignotent les piliers de la société.
— Quelle était la version de Mme Duralaix ? demandé-je, tourné vers la générale.
La dame blanche hésite, regarde son mari.
— Elle prétendait que cette bombe avait été placée là par l’I.R.A. et qu’elle était destinée au prince Charles que nous allons avoir la joie d’accueillir demain.
— Qu’est-ce qui l’induisait à cette certitude ?
— Un compagnon de jeu avec lequel elle a travaillé sous l’Occupation à l’assainissement de la France.
— Et comment ce monsieur était-il au courant ?
— Il appartenait à des services de contre-espionnage jadis. Ses relations internationales sont restées nombreuses.
— Vous parlez de compagnon de jeu, quel jeu pratique votre amie ?
— Elle passe tous ses après-midi au casino. Son vice, à quoi bon le cacher puisqu’elle-même n’en fait pas mystère, c’est la roulette. Elle joue très prudemment, ayant mis au point une martingale qui lui permet de vivoter et qu’elle a baptisée la méthode Stendhal.
— Pourquoi Stendhal ?
— Parce qu’elle ne joue que le rouge et le noir, en bout de séries et en doublant sa mise quand ça ne sort pas.
— Et l’ami en question joue avec elle ?
— Du moins, en sa compagnie. Lui a une autre recette basée sur les finales, je ne saurais vous en dire plus, n’étant pas joueuse personnellement.
— Vous savez le nom de ce monsieur ?
— Non, elle est très discrète dans son genre, Gilberte. Elle parle de lui en l’appelant familièrement « mon copain René ».
Je visionne le minois de Dodo. Elle est frémissante, ma jolie consœur. On progresse, on progresse.
Un gros badaboum se produit : le général qui vient de tomber de cheval, s’étant endormi.
Et alors tu verrais le Vieux, à la table du baccara, le crâne en rutilance sous les larges abat-jour verts, neuf et flambant, neuf et flambeur ! Accaparé par le jeu pis qu’un chirurgien par l’incision qu’il vient d’effectuer dans un ventre. Superbe.
Je cherche Michèle du regard et la découvre à la roulette, derrière une double pile de plaques de bon format. Moins passionnée que mon vénéré patron, plus amusée qu’attentive, et jouant avec une certaine nonchalance, mais de manière circonspecte.
Mon aimable collègue est intimidée par la gravité des lieux. Ce silence de cathédrale que rompent les oraisons des officiants. Le cliquetis de la roulette bien huilée, le raclement des râteaux moissonneurs, le bruit fluide des cartes, le tintinnabulement[12] de la boule en train de taquiner les aortes, les petites toux avortées, les soupirs comprimés, le manège des pieds nerveux sous les chaises, de rares chuchotements : la messe, quoi ! Le culte ! L’apothéose des poches vidées.
J’avise le chef des jeux et m’approche de lui, ma brèmouse au creux de ma dextre afin de ne point trop effaroucher qui me regarderait en cet instant.
Lui, il ne s’émeut pas, hoche la tête de profil, sans me voir, ainsi font messieurs les agents auxquels tu implores ta route.
— Vous avez une cliente fidèle, vieille dame boiteuse, qui ne joue que le noir ou le rouge, vous y êtes ?
Il opine, toujours de profil.
— Elle a un copain qui ne quitte pas non plus votre écrémerie, un type dont la marotte se porte sur les finales, vous voyez toujours, monsieur le fakir ?
Nouvel hochement de tête, mais plus guindé, en vraie renfrognerie. On ne veut pas d’histoire et on me conseille de n’en pas faire.
— Ce joueur se trouve-t-il ici ce soir ?
— Pourquoi ? demande mon terlocuteur dans un souffle, comme dans sa guitoune un confesseur s’informe du nombre de fois la petite madame Fignedé est allée au fade avec le quincaillier.
Je hausse mes lèvres au niveau de son lobe :
— Parce que, lui expliqué-je avec assurance. S’il est ici, vous voulez bien me le désigner ?
Le chef des jeux (ou son sous-secrétaire, je ne sais) secoue la tête.
— Il ne vient que l’après-midi, tout comme la dame dont vous parlez.
— Alors vous allez me refiler ses coordonnées, mon cher.
— Mais c’est-à-dire…
— C’est pas à dire, c’est à faire. Ne me racontez surtout pas que vous ignorez son nom, puisque vous délivrez une carte à tout joueur, fût-ce pour une journée, or, ce monsieur est un vieil habitué…
Pincé des lèvres, des épaules et du rectum, il m’entraîne à l’extérieur de la cathédrale, dans la sacristie où se tient le contrôle.
Et, deux minutes plus tard, montre en main, j’obtiens ce dont.
René Creux, allée des Palmiers, 118.
Je vais pour avertir ma collaborateuse d’une nouvelle décarade, et quelle n’est pas ma stupeur de l’apercevoir à la table de roulette, occupant la place primitive de sa maman.
Mme Bernier, sur ces entrechoses, m’arrive contre, la robe froufroutante, le sourire épanoui.
— Dodo a voulu tenter sa chance, me dit-elle, c’est la première fois qu’elle pénètre dans un casino. Pour ma part, je venais de gagner seize millions d’anciens francs, je lui les ai laissés afin qu’elle s’amuse un peu, mais il est certain qu’elle va me les perdre. Changer de main est toujours fatal dans ces cas-là.
J’y esplique que je dois repartir faire un peu d’enquête nocturne. Alors, elle me supplille de l’emmener avec, que ça doit être follement amusant (tu parles prince Charles !), excitant, tout ça… Si, si, de grâce (elle dit vraiment « de grâce », ce qui t’indique la classe de son langage) j’aimerais tellement me rendre compte. Bon, soite. Benoîte, venoite avec moite.