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Il empiffre ce qui reste du cheeseburger, le noie de bourbon, et il déclare :

— Cette fois, french boy, je vais vous offrir ma tournée !

Il se penche sur son chaudron pour y puiser du fric.

— Mais non. Père, laissez ! protesté-je.

O’Connar me rassure :

— Ne croyez pas que je vole ces pauvres petits bridés, mais il se trouve que j’ai droit de prélever le montant de mon taxi pour regagner ma congrégation. Je vous paie un bourbon avec le fric du taxi, french boy, et je rentrerai avec le métro !

Force m’est de m’incliner devant sa détermination.

Il dit :

— Vous connaissez l’histoire des deux Texans qui viennent faire une virée à New York ? Ils descendent au Waldorf Astoria, y passent trois jours de franche bamboula. Au moment de partir, ils se battent à la caisse pour régler l’addition. L’un d’eux a gain de cause. Ils sortent. Les voici devant le magasin d’exposition de Cadillac où est présenté le dernier modèle. Ils décident de s’en acheter chacun un. Ils entrent, commandent et au moment de la facture, celui qui n’avait pas payé l’hôtel s’écrie : « Ah, non, cette fois, c’est pour moi ! »

Et il rit, le père O’Connar. Rit à s’en claquer les ficelles. C’est un homme sain, simple et gentil.

Il biberonne le ravissant bourbon qui vient succéder aux précédents.

— C’est du Four Roses, assure-t-il en se torchant la bouche d’un revers de manche.

Je visionne ma tocante. Mon zavion décolle dans trois plombes. J’ai le temps de savourer ce délicieux personnage. Cela dit, te connaissant comme je me connais, tu te demandes ce que je viens branler aux Amériques ? Oh ! rien d’intéressant, rassure-toi. Juste le Vieux qui m’a demandé de le représenter à un Congrès. Pas que je sois le plus représentatif, mais c’est moi qui cause le moins mal l’anglais, tu juges ! Une vraie punition ; des blablas, des blablas, dans toutes les langues, et dont tu suis la transcription à l’aide d’écouteurs qui te tiennent chaud aux oreilles. Et puis des banquets merdiques. Mon unique bon moment, ç’aura été ma rencontre avec le Père O’Connar.

Il dit :

— Au Texas, les serpents font sortir les lapereaux du terrier, le soir…

La petite Noire se lève et s’en va. Cul sublime. Il a une âme bien que n’étant pas un objet inanimé. Je l’élis pour ma satisfaction intime « cul de l’année ». O’Connar a suivi mon regard, lequel suivait le cul.

Au bout de cette double filature il dit, pour faire diversion :

— Dans les années 30, j’étais le vicaire d’un autre Irlandais : le Père Skiedy Eddy, un vieux très sympa. On jouait vingt-cinq cents au billard, tous les soirs. Quand l’un de nous partait en vacances, l’autre continuait de jouer pour les deux, chaque jour. Et, au retour de son ami, lui disait : « Vous me devez tant ». Et on payait sans discuter.

— Vous fréquentez beaucoup d’Irlandais ? je questionne.

Et si je ne lui avais pas posé cette simple question, tout ce qui va suivre ne se serait pas produit, l’ami. Et tu lirais des choses creuses, languissantes et turpides au lieu du chef-d’œuvre ci-joint !

Il hausse les épaules, le vieux rouquin.

— Des Irlandais ! Il me serait difficile de ne pas en rencontrer dans cette ville où il y en a davantage que de gobelets de carton sur les trottoirs ! Tenez, mon dernier en date remonte à hier, dans Chinatown. Il venait de se faire écraser par un camion chargé de caisses de bière qui avait rompu sa direction. Vous auriez vu ce sacré carnage, french boy ! Le type emplâtré dans des cages bourrées de canards ! Plein de sang et de plumes. J’ai recueilli ses dernières paroles et son dernier soupir.

Il a un rire qui n’en est pas un, le Père O’Connar. Chevroté tel un rire de vieux.

— Il souffrait la mort, le pauvre bougre, reprend-il. Ça ne l’a pas empêché de me reconnaître comme irlandais. Il m’a dit ; « T’en fais pas, rouquin ; on les aura. La semaine prochaine, c’est le Prince Charles qui va y passer, en France, ce damné grand con… »

— Il gardait plein de vilaine haine au cœur au moment du trépas, ajoute mon compagnon ; je lui ai tout de même foutu l’absolution.

Il tète son verre vide et ajoute :

— Écoutez, french boy, voilà ce qu’on va faire : on va boire le dernier avec l’argent de mon métro et je rentrerai à pied !

STUPITRE PREMIER

II avait l’air de regarder au fond de lui-même pour voir s’il y était.

L’air aussi de ne pas s’y trouver.

Et d’en concevoir de l’inquiétude.

Il promena sa chère belle main sur son fabuleux beau crâne plein de reflets à l’extérieur et de pensées riches à l’intérieur ; enfin il soupira si tellement fort qu’une mouche qui déféquait sur le buvard acheté en sous-main s’envola, comme happée par un typhon.

Il ramassa une lettre qu’on lui avait expédiée après l’avoir pliée en trois et me la tendit.

Le papier portait l’en-tête de l’École Nationale de Police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or ; vaillante institution où se forment les commissaires de Police d’aujourd’hui. Elle émanait du directeur et le texte disait comme ça :

« Mon cher Achille,

Ce mot pour te faire part d’une idée qui m’est venue, consécutivement à certaines critiques afférentes à la formation que nous donnons à nos élèves. D’aucuns nous reprochent d’être par trop techniques et insuffisamment pratiques. « Moins de livres et plus d’action ! entends-je dire. Les commissaires de la vieille école étaient formés sur le tas et les résultats paraissaient plus positifs. On ne traque pas un criminel avec une licence en droit, mais avec un pistolet, etc. » Tu connais l’antienne ? J’en arrive à mon idée qui serait de confier à tour de rôle certains de nos meilleurs éléments à des hommes chevronnés, présentement en exercice, afin qu’ils puissent étudier leurs méthodes et, le cas échéant, s’en inspirer par la suite. Accepterais-tu que nous fassions un essai dans ce sens, toi et moi ? Je te confierais l’un de mes garçons et tu le « marierais », le temps d’une enquête, à l’un de tes cracks. Cela dit, si tu trouves mon projet trop utopique, n’hésite pas à me le dire.

Crois, mon cher Achille, à ma féale amitié. »

Je rendis la lettre sans commentaire.

Le Vieux continua de se masser la savonnette pour en extirper son tourment.

— C’est cette lettre qui vous rend soucieux, monsieur le directeur ? lui demandai-je, sans comprendre qu’elle putasse motivasse sa rognasse.

Il disasse qu’ ouisse, ce dont je fus un tantisoit abasourdi.

Puis, il condescendit (ne pouvant conmonter en l’eau-cul-rance) à s’expliquer :

— Le directeur de l’E.N.P. est un très cher ami et il m’est impossible, je répète : im-pos-sible, de ne pas lui accorder satisfaction.

— Eh bien : donnez-lui satisfaction, patron ! rétorquai-je familialement.

Ce fut dès lors, comme on dit depuis le gaullisme, qu’il explosa.

— Vous en avez de belles, San-Antonio !

Ce pluriel était accessif. Il eût dit « Vous en avez UNE belle » qu’il aurait serré la vérité de plus près. Mais foin de ces menus regrets. La vie n’est qu’une photo tremblée, après tout, et son flou est plutôt un refuge qu’un danger, moi je pense, ce qui suffit amplement pour que je le croie (et même croasse).

Le Vieux s’exalta :