— Faut pas qu’elle se gêne, déclare Boudin (maillon), j’ sais ce que c’est qu’un coup de verge, c’ serait malheureux à mon âge. M’arrive même d’aller aux putes, moi aussi, après un banquet. Faut que je vous esplique le motif que je sois revenu. Quand j’ vous ai largué, le portier de nuit m’a espliqué comme quoi vous seriez commissaire. Bon, je me disais aussi, mais passons. Je repars. Et v’là qu’au tournant de la rue, je vois surviendre la grosse bagnole américaine que je vous causais, avec le type au chapeau de cuir noir, vous savez ? Çui qu’a été chez M. Creux en seconde posture. C’est ça que j’ai revenu vous annoncer : il habite ici. Sa guimbarde a des plaques métrologiques de Paris en T.T.X. Il l’a remisée dans le bosquet de pins, derrière l’hôtel. Faut que je vais vous la montrer ou si vous pouvez faire sans moi ?
Le concierge de nuit murmure :
— C’est un Américain, commissaire, arrivé d’aujourd’hui. Il n’était encore jamais descendu au Prieuré. Il s’appelle Al Bidoni. Profession : agent commercial. Venant de Philadelphie. Il est seul. Chambre 698, faut-il vous annoncer ?
J’adresse au charmant homme un sourire négatif en couleurs naturelles.
— Il est trop tard pour rendre visite à quelqu’un, fût-ce à un Américain.
Ma chambre est vide, Michèle est allée se cacher. Dois-je l’appeler ?
Non, laissons passer la nuit sur cette déconvenue ; demain je lui enverrai deux douzaines de roses accompagnées d’un mot spirituel.
Brrr ! Quelle soirée épique ! Et même colégramme !
Si je me payais une douche avant de me zoner, histoire de me refaire une enveloppe ? Ma proposition étant acceptée à l’unanimité, je me dessape en un tournevis et vais offrir mon académie (de billard, tu penses, avec une queue pareille) aux mille jets de la douche. Je commence par du chaud, puis, carrément, je termine à l’arme blanche. J’en ai les ratiches qui font du morse.
Là, ouf ! Ça répare (pour un tour !).
Quelle foutue manie ai-je de ne pas fermer ma porte à clé !
Voilà-t-il point que je découvre Dominique dans ma chambre, assise, vannée dans un fauteuil, jambes allongées, bras pendants. Un sac de plastique portant l’enseigne d’un magasin de pêche baulien est posé à côté d’elle.
Nu comme un ver, l’Antonio. Je ne vais pas jouer les puceaux effarouchés, aussi, est-ce avec le plus grand calme que je me dirige vers ma robe de chambre étalée sur mon lit, clochettes au vent, balancier comme un métronome provisoirement à la renverse.
— Pardon pour ma tenue, fais-je seulement.
— C’est moi qui vous prie d’excuser mon intrusion, rectifie la môme.
Ces choses prépondérantes étant dites, elle m’attaque :
— Vous m’avez plantée au casino pour filer à l’anglaise avec ma mère !
— Vous paraissiez tellement passionnée par le jeu que je n’ai pas voulu troubler votre extase.
Elle hausse les épaules.
— J’ignorais que vous alliez ressortir. Du nouveau ?
— Pas mal !
Je lui fais le récit des péripéties qui précèdent.
— Et maman était avec vous ! maugrée-t-elle, rageuse (et, qui sait, jalouse peut-être ?).
— Entièrement, réponds-je.
— Elle ne s’est pas évanouie ?
— Au contraire, elle paraissait passionnée, affirmé-je, convaincu de dire vrai.
— L’Américain au chapeau de cuir, vous n’allez pas lui parier ?
— Pour lui dire quoi ? Je préfère surveiller ses agissements.
— Drôle de conception de votre enquête, pestile la jeune et fringante donzelle commissaire, de plus en plus remontée. Moi, à votre place, je bondirais chez ce type pour lui demander ce qu’il est allé faire chez René Creux !
— Vous n’êtes pas à ma place, réponds-je en m’efforçant de mettre dans ma voix cette placidité débonnaire qui fait tant chier une femme en colère. Ça a boumé, au casino ?
— Ce truc est complètement idiot ! Lancer des plaques sur un tapis vert, quelle pauvreté. Vous avez remarqué les expressions de ces débiles agrippés à la table comme des naufragés à une épave ? Épaves eux-mêmes. Qu’attendre d’une petite bille blanche tournant dans un cylindre ?
— Bref, vous avez perdu gros ? m’enquiers-je, ironiquement.
Elle donne un coup de pied dans son sac de plastique.
— J’ai gagné quarante-deux millions d’anciens francs. Que faut-il faire de cette somme ?
Je surmonte mon époustouflance pour rétorquer :
— Moi, à votre place, je les donnerais à un pauvre. Seulement voilà, il ne doit pas s’en trouver beaucoup parmi vos relations, n’est-ce pas ?
Dominique se lève.
— J’ai l’impression que vous me prenez pour une conne ? demande-t-elle en souriant.
Elle ajoute :
— Cela dit, ça n’a aucune importance.
Et elle sort, oubliant son sac empli de talbins.
LAMENTABLITRE IX
Le drame de notre métier d’écrivain, c’est qu’on ne nous lit pas comme nous écrivons. Tu penses une chose, t’en écris une qui est déjà décalée par rapport à l’idée initiale, et c’est une troisième, absolument différente, que se farcit le lecteur. Pour bien s’exprimer, il vaut mieux se taire, moi je pense de plus en plus. Émettre des ondes, les laisser se disperser… Peut-être ne s’engloutissent-elles pas ? J’aimerais qu’elles s’emmagasinassent quelque part, dans des limbes-réserves où des certains quidams pourraient aller musarder, en désœuvrance d’esprit, parfois.
J’enrogne de rédiger ce qui va suivre, en songeant que ta pomme véreuse, tu vas ligoter un tout autre fromage. Enfin quoi, si on se comprenait, ce ne serait plus la peine d’écrire, hein ? C’est quoi, écrire, sinon de dire à des gens qui ne vous comprennent pas qu’ils ne vous comprennent pas ? Faut pas démordre.
Mon matin est beau comme dans une comédie américaine. Mer bleue, ciel bleu, soleil, musiques, fleurs. Même les gens ont l’air aimables, te dire si l’illuse se fait bien !
Pas de Vieux à l’horizon. Non plus que de dames Bernier. Je vais faire un peu de foutinge sur la plage, en short blanc, torse nu. Galope jusqu’au niveau de la principale artère, laquelle ne manque pas de s’appeler Avenue du Général-de-Gaulle, tu penses bien. Des gonziers saboulés en grand écuyer à soupe font du cheval, la plus noble conquête du pet, car ces quadru-pattes ont la faculté de louffer en courant. La horde passe au triple galop, en file indienne, les fesses hautes, la visière de la bombe dans le prolongement de l’encolure. Les bourrins courent dans l’eau, jaillissant de l’écume. Des dames matineuses trouvent ça beau comme l’arrivée des Tartares à Hollywood. Des petits enfants qui font du trempolinge battent des genoux en voyant déferler ces messieurs-dames. Moi, je marche. Marche dans l’immensité de la plage, grisé d’air, de soleil, d’océan. Grandi de me sentir si minus devant les éléments magistraux. Marche d’un pas courageux, la plante des pieds ivre de sable, si je puis m’exprimer ainsi[15]. Griserie infinie, quoi. Que pourrais-je souhaiter de mieux ? Un inquiet, quand il se sent bien, c’est toujours la question qui lui vient : que peut-il y avoir de supérieur à l’instant présent dont la délicatesse le déconcerte ? Alors il cherche et sa joie part en couille ; normal. Con, mais normal.
Ce matin, l’univers m’est offert et je l’accepte. J’ai téléphoné à M’man, au réveil, elle va bien, sa cousine Albertine est venue passer trois jours à la maison. Elles vont pouvoir sortir les souvenirs de leur bocal, avec la louche de la mémoire. Et échanger des recettes de ceci cela et autres ; des recettes qui nécessitent de longues préparations et des cuissons délicates ; parce que c’est comme ça quand on veut manger bon : faut du temps, de la vigilance, du cœur.
15
Comme j’use fréquemment de cette locution (qui fait le larron) je te propose de la simplifier par l’usage de l’abréviation suivante : s j p m’ex a. Tu t’en souviendras ? Bon, remonte !