In petto, comme disent les Italiens, je pense que j’envoie le bouchon un peu loin, mais l’optimisme est parfois une forme de la charité.
Je considère avec émoi cette exquise tennis-woman. Pas la peine de vouloir lui placer ma botte secrète : en admettant qu’elle cède à mes instances, le cœur n’y serait pas. Or, le cul sans le cœur c’est un potage sans cuiller, comme l’écrivait mardi dernier un éditorialiste de La Croix. Et comme il a raison !
Après les miennes, c’est les choses de la vie que je raffole.
Tellement imprévisibles. Chatoyantes, farineuses, massives (fais pas attention, j’ai fini ma boîte de gélules mais je vais en commander une autre, j’ai conservé l’ordonnance).
Figure-toi que je suis là, à chercher l’Impasse de la Médisance, laquelle m’a-t-on (ou maton ?) expliqué est très voisine de l’Avenue Maréchal de Gaulle (1515–1547)[17].
Donc, je déambule sur cette artère essentielle de la Belle Baule (qui possède la plus fabuleuse plage d’Europe, un micro-climat et un maire prestigieux, donc trois raisons de boire Contrex) savourant le spectacle des estivantes en shopinge (y en a des jolies, mais un peu vulgaires ; des tartes, mais assez distinguées ; des aguichantes, mais accompagnées ; des salopes, mais pas soignées, enfin rien qui me cadre pile. Ce qui est d’autant plus regrettable que j’ai un énorme dévolu à jeter, et ne sais où, hélas, ni sur qui, bordel de Zeus ! Quelle journée ! Se charrier un pareil besoin de pointer, traîner dans son pantalon de lin bleu ciel un tricotin d’âne rouge et ronger son frein à main, c’est désespérant à la longue. J’en arrive à sourire à des nanas peu recommandables : des dodues, des mal frisées, des fardées de traviole, des à moutard qui leur monte au nez, des en congés mal payés, des connes à connerie belliqueuse, des vachasses ruminantes, des dondons, des dindonnes, des dingues donc, des dignes d’un don, des camouflées, des qui malodorent, des qui trémoussent, des qui surabondent, des qui nauséabondent, des qui s’estompent, et d’autres encore moins fraîches, vioques et blettes, mal dentées, mal baisées, mal loquées, mal lavées, mal élevées, mal en pis, mal en contre ; des moches, des boches, des doches[18], des à poches sous les yeux, des à main occulte, des qu’on pressent tenancières, des qui se laissent mettre sans s’en laisser conter, des en vague d’âme, des pompeuses, des tousseuses, des effréneuses, des pleureuses, des chieuses, des nordiques, des merdiques, des hydrophobes, des microbiennes, des évanescentes, des contrecarrantes, des implorantes, des contenues, des éthérées, des frileuses ; des qu’on prend pour des hommes, des qu’on laisse pour ce qu’elles sont, des qu’ont du poil partout et qui ne se font pas épiler, des catastrophiques, des mélancoliques, des coliques, des qui font la lippe, des qui font des pipes épiques ; des filles de peu, des femmes de rien, des femmes de tête, des têtes à claque, des claquemurées, plus certaines encore que je passerai : sous silence, à profits et pertes, à la casserole, sur les détails, prendre, à l’ennemi, en fraude, à l’alcool à 90°, par les armes, à tabac, et à la moulinette farceuse.
Et c’est très exactement là, à cet instant de contemplation générale, à ce point d’induration de ma colonie pendulaire que le truc, ou, pour parler plus explicitement, la chose se produit.
Elle se produit sous la forme volumineuse d’un car de couleur bleue, que l’intensité de la circulation force à stopper auprès de moi.
Un visage de rêve est collé à une vitre du véhicule, tel un lampion luminescent.
Un visage doté d’un rire gouffresque, mal denté, mousseux, rosâtre. Derrière ce rire, une langue bovine, crépitante de pustules blanches. Au-dessus ; un nez tuberculesque, plus veiné que la carte des voies navigables hollandaises. Et puis, de part et d’autre de ce pif, deux espèces de pommes trop cuites au centre desquelles a été déposée une double cuillerée de gelée de groseille.
Et le tout crie des choses, me les lance, à moi, humble passant en pré-bandaison pensive. Des mots lisibles par un sourd-muet aveugle, tant tellement ils sont articulés avec vigueur.
— San-A ! Mais c’est lui ! Ah ben merde, alors ! Qu’est-ce y fout t’ici, c’ con ! Chauffeur, arrêtez ! Mais arrêtez donc, bordel !
Oui : Bérurier. Béru, accompagné de sa baleine, laquelle s’est soulevée sans cric et gare ! de son siège pour me constater, m’admettre la présence, là, en cette Baule superbe[19].
Le Gros s’arrache à sa place. Enjambe brutalement sa rombiasse. Se précipite vers l’arrière of the vehicle (en français dans le texte) pour s’évacuer par la porte arrière, qualifiée d’issue de secours, du car, you follow me ? You follow bien me ? O.K. Il a choisi cette voie parce qu’elle est la plus proche. Il décolle un petit vieillard barbichu de blanc de son siège, veut ouvrir la porte ; mais sa grande hâte fébrile gêne l’efficacité de ses mouvements. Cette issue, qui n’est pas issue de germain, mais simplement de secours, fonctionne mal, comme toujours en France, où les secours restent théoriques. Alors il enrogne, le gars Alexandre-Benoît. Et c’est le grand rush impatienté. Ce qui consécute la chose suivante : la porte cède à ses instances, certes. Hélas, elle se résigne juste comme passent deux vieilles religieuses au ras du trottoir. Les malheureuses saintes femmes (donc, les malheureuses bienheureuses) sont cueillies par le panneau de métal, balayées, propulsées dans l’éventaire d’un marchand de primeurs, et ce sont elles, ces deux braves chéries, qui ont la primeur d’une caisse d’œufs réputés « du jour », mais mon zœil (ou mon n’ob). Elles y valdinguent avec un ensemble parfait, font basculer l’étalage. Sont submergées d’œufs, de pommes, de poires, de tomates et de scoubidous. Et ce ne sont pas des cornettes que je te raconte, jamais je me permettrais de plaisanter avec ces choses-là.
Le Gravos déboule du car, jette à ses deux victimes un négligent « Mand’ pardon, mes sœurs » et fait les deux pas qui le séparent encore de moi. Il est beau en touriste estivancier, l’Artiste.
Il porte une chemise à manches courtes, d’un rouge vif assorti à ses yeux, un short blanc à peine marqué de vin rouge, des chaussettes montantes de couleur verte et des baskets jaune et bleu. Un appareil photographique lui pend au cou, comme une cloche à celui d’une vache helvète.
— Franchement, je croye rêver ! m’affirme-t-il en m’étreignant. Toi z’ici ! Alors là, non, j’ te jure ! Faut venir jusqu’ là pour y croire !
— Et toi, retourné-je, comment se fait-il ?
— En vacances, j’ sus t’avec Berthe, son onc’ Lemmuré, qu’est veuf, et la fille de son onc’ qu’est vieille fille et d’esprit très régicide, qu’on peut pas lui plaisanter devant, bigotte, quoi ! C’est pas l' pied. On vient au Croisic, à l’hôtel des Mouettes et de la Bretagne réunies, dont il appartient à Tonton qui l’a mis en gérance libre, mais qui tient à surveiller de près l’fonctionnement, grigou comme le v’là, c’ vieux nœud ! Tiens, j’ te présente ; ajoute-t-il en me désignant le vieux barbichu qui nous a rejoints : notre onc’ Lemmuré.
Le petit dabuche acide dit, sévèrement :
— Vous avez vu ce que vous avez fait à ces deux religieuses, Alexandre-Benoît ?
L’interpellé s’indigne.
— Moi, j’ leur ai faite qué’qu’ chose ! C’est d’ma faute si c’t’ autocar de merde a un’ porte qui coince ? J’ sus responsable de leur matériel à c’te compagnie ? Ah ! j’ vous en prille : m’ faites pas pleurer les fesses, Tonton. J’ déteste qu’on va m’ chercher des rognes à travers la paille. Dites à Berthe qu’ j’ vous rejoindrai plus tard au Croisic, j’ sus t’avec mon ami Sana et j’oublille pas qu’on est au pays du muscadet.
17
San-A. ne confondrait-il pas le règne du Général de Gaulle avec celui de François ?