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— Scotch ? demande la môme Isa.

— Yes, miss.

Elle s’empresse, après avoir ôté ses gants, comme deux capotes anglaises en fin de mission. Le tablier me rend dingue. Pour me chasser la tricotine, je m’efforce de rassembler mes esprits. Je me dis : « Gaffe-toi, mon bonhomme ! Tu es dans une ruche qui n’abrite pas de gentilles abeilles, mais de vilaines guêpes ; la mocheté est anglaise, ce qui cadre parfaitement avec ce qui précède de cacateux… » Le Ricain a tubophoné dans cette masure, ce qui en dit long comme le réseau téléphonique en personne sur l’activité secrète de la belle Isa.

Elle décapsule une boutanche de J-B.

— Je le prends sec et sans glace ! m’empressé-je de déclarer, craignant qu’elle ne m’administre le bouillon d’onze heures.

Elle me verse une rasade à la Shéhérazade.

Et là-dessus, la sonnette carillonne avec vigueur.

Isa va ouvrir. Je l’entends parlementer. Bérurier lui explique qu’il vient pour le nouveau branchement téléphonique. Il doit seulement prendre les mesures du clamistreur adjacent, ce sera l’affaire de cinq minutes.

Isa se soumet de bonne grâce et le Mastar surgit, superbe. Il a dégauchi une casquette des P.T.T. Il est en bras de chemise et tient sous le bras gauche un énorme registre noir, tandis qu’il brandit de la main droite un mètre pliant flambant neuf.

— Mande pardon, ’sieur-dames ! dit-il en s’agenouillant devant le combiné téléphonique.

Tu le verrais, t’aurais du mal à garder ton sérieux : sa gravité suprême, la façon dont il examine le poste, mesure le fil au ras du plancher, prend des notes obscures qu’il consigne dans le registre.

Il est perdu dans son boulot, l’aminche. Papal, à force de concentration épiscopale. Il marmonne pour lui des chiffres, des mots techniques. Ensuite, il se redresse et demande :

— C’est quoi, en haut ?

— Les chambres, répond Isa.

Le Mammouth opine et se dirige vers l’escadrin.

— Permettassiez ? demande-t-il sans attendre de réponse.

— Hé, dites ! s’écrie ma camarade à cheville foulée.

— Quoi ? aboie le Gros.

— Où allez-vous ?

— Mais, en n’haut ! rétorque mon pote. Faut bien que je vais faire mon boulot, non ?

— Quel boulot ?

Plus que parfait, Béru. Sublime de naturel ! Quel acteur ! Il fouille sa poche de pantalon, sort une feuille de papier pelure de couleur jaune, couverte de dactylographie.

— Ici, c’est bien les Colombes, villa appartenant à Victorien Poiluchard, de Nantes, non ?

Bravo pour sa documentation ! Il a exécuté consciencieusement sa mission.

— En effet.

— Alors tout est banco, ma poule.

Et il monte.

Isa renonce à ergoter.

On entend siffloter la Crème des Glands, là-haut.

Il marche, sans feutrer son pas pachydermique et hippopodermique.

Je reprends la conversation là où je l’avais laissée, à savoir que je la commence :

— On sort, ce soir ?

— Je ne peux pas laisser Dorothée.

Je soupire :

— Je veux dire : tous les trois ?

— Il faut que je lui demande.

Elle pose la question à sa potesse. La grincheuse répond qu’elle me trouve une gueule de bellâtre. Je lui rétorque, également en anglais, que merci beaucoup est-ce qu’elle pourrait me l’envelopper, c’est pas pour manger tout de suite ? La conne rougit, s’étant mis en tête que je ne comprenais pas son dialecte. Elle bredouille pour déclarer qu’elle ne sortira pas parce qu’elle a ses français qui la fatiguent, mais qu’on peut à notre guise.

Isa proteste pour la forme. Mais elle a très envie et accepte qu’on aille clapper des anguilles meunières en Brière, à l’auberge de Bréca où la bouffe est bonne et les patrons sympas.

Elle monte se préparer.

Tu vois ?

Je demeure seulâbre avec la miss Mocheté. Tente de l’amadouer par un sourire de bonne venue, avec au moins vingt-quatre ratiches à l’avant-scène. Mais cette gerce, pour l’amollir, faudrait le procédé dont use Dali pour amollir les montres. Raide comme la queue du lion britiche sur les armes auxquelles je te faisais allusion y a pas si loin.

J’ai jamais compris l’hostilité instinctive d’une flopée de gens. La manière que tout les braque, ces branques, et qu’ils en veulent à la terre entière d’être la terre entière ; ce mécontentement de la vie qui s’exprime par leurs vilaines bouilles acariâtres, leurs mimiques, leurs voix, leurs silences aussi. Pouah ! C’est vraiment de l’existence perdue, offerte aux gorets. Et encore l’image est mauvaise : les gorets, eux, vivent intensément, ils bouffent, ils baisent, ils sont comestibles de la tête à la queue. Dans le fond, c’est le plus noble animal de la création puisque tout est bon dans le cochon, alors que rien ne l’est dans l’homme, sinon son cœur, parfois, mais tant rarement, ce con !

— Vous allez séjourner à La Baule tout l’été ? essayé-je d’engrener.

— Je ne sais pas encore, répond la vilaine d’une voix rogue.

Et moi, le foutre me biche. Tu n’ignores le combien je suis un être impulsif ? Que rien au grand ni au petit jamais peut m’empêcher de balancer ce que j’ai on the potato.

Et alors, bon, écoute ce que je lui dis. Je lui fais comme ça :

— Il me semble que nous avons un ami commun.

Elle sourcille et me fait :

— Really !

Ce qui signifie « Vraiment ! »

— Oui, je lui fais : Al Bidoni.

— Qui donc ? elle me fait.

Je lui refais :

— Al Bidoni.

Ce, tout en la sondant comme avec une jauge à huile.

Elle fait non de la tronche, ce qui décroche une barrette de ses vilains crins. La barrette se met à pendouiller au bout d’une mèche, comme une poire oubliée par l’automne au bout de sa branche dénudée[31].

— Je ne connais personne de ce nom, elle me fait.

— Il s’agit d’un Américain, je lui fais.

— Non, non, je ne connais pas, elle continue de faire.

Je me prends à deux mains et je m’emporte :

— Écoutez, je lui fais. Si ce n’est pas vous qu’il connaît, c’est donc Isa, car hier, en ma propre présence, il a téléphoné ici.

Je ne sais pas si ça la gratouille ou si ça la chatouille, mais elle reste impa tu sais quoi ? Vide ! Oui : impavide. Et je la plains, me complais-je d’ajouter, idiot jusqu’à la moelle comme il est d’usage et déraison.

— Je ne pense pas qu’Isa ait un ami de ce nom, assure la donzelle, elle m’en aurait parlé ; demandez-lui.

Et justement, Isa radine en chantonnant. Sublime : toute de blanc vêtue : futal, chemisier, pull noué autour du cou, bracelet de cuir de sa Cartier, godasses et, très probablement slip, mais nous vérifierons la chose plus tard.

— Ce gros type est toujours là-haut, qui prend des mesures, lance-t-elle à miss Dorothée, tu devrais aller surveiller ce qu’il fait, bien qu’il n’ait pas une tête de voleur.

L’Anglaise promet d’un froncement de nez. Isa l’embrasse, je lui fais « hello », et nous partons.

Partons, tontaine et tonton.

Partons côte à côte, hanche à hanche plutôt.

Et, à peine qu’arrivés dans ma voiture (en anglais : in my car) je la galoche, la pelloche, la tastelinguiste, la bricole et lui compucte impunément — comme toujours — le trémulseur de ahanement.

Mon désir est revenu, superbe, intact, majestueux. Pas besoin de l’offrir avec des fleurs, il est bouquet à lui tout seul.

Le temps de quitter l’agglomération bauloise (peau de Baule et balai de crin) et j’emprunte, parce que j’y ai intérêt, le premier sentier menant au premier bois venu, dont la masse sombre densifie dans la clarté déclinante du jour. « Oh ! qu’elle est belle ma Bretagne ! » qu’il chantait, l’exquis Tino, dit Napoléon V. Et comme il avait raison, lui si parfaitement corse, de rendre hommage à cette péninsule plus armoricaine encore que ses langoustes ! Comme il disait juste avec sa voix de velours potelé, notre anti tonitruant Tino, si parfaitement Rossi qu’on a envie de lui sauter au cou afin de presser un peu de Bonaparte dans ses bras. L’amour ! L’impérissable d’Olonne ! Le cher grand au regard sombre qui vint un jour me chanter « Joyeux anniversaire » à ma table, pendant que je dégustais un plateau de fruits de mer (et de père inconnu) ; et que tant je me sentis à l’aise dans la brise de sa voix royale, sous les regards conjugués — voire simplement jugués — des autres convives (pas tellement vives d’ailleurs). Oui, il me chantait « Joyeux anniversaire », rien que pour moi dont ça l’était ; me le chantilla calmement, amicalement, sans bouger autre chose que sa lèvre inférieure, et mes tympans en furent à jamais ennoblis, au point que je leur interdis formellement de se laisser aller un jour à la surdité. C’était mon anniversaire de natif du Cancer, et il chantait pour moi tout seul, lui, Tino-le-Grand, Tino-le-Sublime. Chantait au-dessus de mes fruits de mer océaniques qui s’en souviennent encore, lui le glorieux Méditerranéen. Ineffable instant de grande liesse intérieure. Et que j’ai dégusté en me servant de mes oreilles comme de cuillers à dessert. Et qu’ici, au détour d’un chapitre à la con d’une très connesque histoire, le besoin me prend de l’en remercier tardivement, mais du fond de l’âme, Tino. Tino for ever…

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31

Je n’aurai que trois mots pour qualifier une telle phrase : Ad mi rable ! (William Shakespeare)