— L’esté allée vous rejoignir à Le Baule !
— Comment est-elle partie ?
— En vouatoure ! C’esté oune dame qui l’a vénue chercher.
— Une dame comment ?
— Oune joune dame.
Oh ! merde ! Je raccroche…
Je tire à hue et à dia, décidément. J’aurais dû manœuvrer Al Bidoni pour lui faire dire où se trouve maman, au lieu de le planter là pour courir au téléphone. En réalité, je n’ai pas cru qu’il disait la vérité. Je pensais à un coup de bluff.
Attends que je récupère. Faisons le point… Pas commode, je ne sais où j’en suis, mon pauvre lecteur atrophié, perdu en cette aventure comme un naufragé de la Méduse qui aurait raté le radeau. Tout est allé si vite, et en tous sens…
Pour commencer, cette explosion de la plage à laquelle nous n’avons échappé, Michèle et moi, que parce que j’ai du bol et d’autres polars à commettre. Ensuite, la vieille dame de l'Esturgeon qui avait quelque chose à me dire et qu’on a zigouillée dans l’intervalle… Et puis son copain de jeu, le René Creux, mort aussi… Et l’homme à la veste blanche, flanqué de sa curieuse équipe, qui traîne sur les lieux de ces deux meurtres… Bon, bouge pas, ça ne faisait que démarrer… Dominique disparaît pour être allée faire de l’enquête à titre privé chez Al Bidoni, la conne ! Et alors… Isa qui m’aguiche d’une entorse bidon sur la plage… Et puis le prince Charles !
Alors là ! Là est le big morcif ! A peine qu’arrivé, l’héritier de la Couronne Britannouille défunte, ainsi que son secrétaire, foudroyé par le cyanure de sa langouste ! Et les poulagas anglais chargés de sa protection nous interdisent d’ébruiter la chose ! Un événement de cette importance ! Si international ! Le scoop fabuleux qui va remplir des pages et des pages de journaux ! Moi, dans le fond pas fâché d’être blanchi de ma participation involontaire au meurtre, je fonce chez la belle Isa. L’embarque. La fais magistralement reluire ! C’est alors qu’Al Bidoni qui nous filait intervient, l’abat froidement sous mes yeux et m’annonce que ma Félicie est entre ses griffes ! Ne me contenant plus, je l’allonge d’un crochet en acier trempé au bouc. Vérification faite : maman a bel et bien disparu ainsi que notre petit Antoine !
Me voilà donc désemparé, ployant sous les cadavres et la crainte qu’il n’arrive du très fâcheux à ma vieille.
Un tremblement convulsif m’empare. Ça ne dure pas, mais j’en suis secoué de la cave au grenier.
Comme si je me trouvais à poil dans une chambre froide.
Je me dis avec force : « Es-tu un homme ou une souris, Tonio ? » Une réplique de film américain visionné il y a très longtemps. Film comique. Le héros était un gars dépassé par les événements, comme toujours. Un pleutre confronté à des dangers trop corsés pour lui. Et il s’exhortait à l’action, le ridicule biquet. Son leitmotiv étant ; « Agis ! Agis ! Agis ! Es-tu un homme ou une souris ? »
Y a des trucs comme ça qui vous reviennent ; on se demande pourquoi. Oui, bien pourquoi les insignifiances des jours se refusent à naufrager dans nos mémoires. Pourquoi elles restent collées au talon des souvenirs comme des chewing-gum ou des merdes de chien.
Alors bon, tout ça pour t’en revenir que je dois agir. Faire n’importe quoi, n’importe comment, mais le faire. Et tout de suite.
Je quitte ma chambre pour rallier celle du Vieux, le concierge m’ayant affirmé qu’il s’y trouvait.
Je toque. On ne me répond pas. La clé se trouve sur la porte. J’entrouvre pour m’annoncer à haute voix et, pile, un ricochet de miroirs me montre Achille en train de s’embourber Mme Bernier !
Non, mais tu écoutes bien ce que j’écris, ou si tu regardes ailleurs ?
Il l’a renversée sur son plumard, et il l’opère en grand style, Pépère. De manière un peu surannée et aristrocratique, certes, mais efficace toujours est-il, j’en déduis aux gémissements qui échappent à Michèle. T’avoueras que c’est mon jour de déconvenues intégrales, non ? Le pire de cette année et de celles qui l’ont précédée, si j’excepte celui où Papa nous a largués, bêtement, sans prévenir, le pauvre chéri, me laissant à Félicie pour jusqu’à la fin du monde…
Or, donc, cette personne qui tant m’impressionnait, que tant je convoitais, et qui souffre du kidnapping de sa grande fille ; cette personne qui me donnait des marques d’intérêt on ne peut plus vives, cette femme exquise, et de race, se laisse embroquer par m’sieur l’directeur, commak, sans crier gare, alors que rien ne pouvait laisser prévoir un pareil abandon !
Furax, ivre de toutes les rancœurs, je ne puis me décider à la discrétion et, au lieu de me retirer en catiminichose, comme il se devrait, je me pointe délibérément dans la chambre.
Le Vieux bougonne ferme quand il s’avise de ma présence.
— Retirez-vous, San-Antonio, que diantre ! Vous ne voyez donc pas que je m’occupe de Mme Bernier ?
Le verbe « s’occuper » me paraît particulièrement bien venu en la circonstance.
Par respect humain, peut-être, mon Vénérable ajoute :
— La pauvre chère a eu une fatigue, un moment de faiblesse, de pâmoison ! Son tourment de mère ! Les circonstances. Ah ! l’inoubliable créature ! Ah ! l’exquise ! Laissez, madame, San-Antonio ne fait qu’entrer et partir. Ce n’est pas à moi de me retirer de vous, mais à lui de se retirer de nous. Vous êtes ensorceleuse, madame ! Non, ne vous dégagez pas de ma présence, vous me laisseriez cruellement à penser qu’elle vous est importune ! Je vous rassérène, madame. Tenez, doucement, voyez-vous. Sans hâte, en grande intensité protectrice. Savez-vous, madame, que vous m’avez rendu fou de vous, l’espace d’un éclair ? Je vous aime à l’emporte-pièce, madame. Vous le dis, vous le fais, vous le prouve, ne m’en dédirai jamais ! Volupté ! Volupté ! Extase ! Il y a quelque chose d’unique dans toute votre personne, madame. La plus grande enchanteresse de mon existence, juré, certifié, lu et approuvé ! Attendez, patientez, je me reconcentre, me retrouve, je récupère ce rythme qui tant semblait vous agréer ! Vous aimez la lenteur de la Loire, madame ! Et ce balancement qui pourrait être de Ravel si on le mettait en musique. Ah ! Oubliez cet intrus malotru, chère fabuleuse ! Repâmez-vous, ma merveilleuse. Redites-moi vos soupirs, redonnez-moi votre fièvre à boire ! Voilà, ça y est, je suis de nouveau sur orbite. Là… Sentez-vous ma présence obsédante, belle âme ? Prenez conscience de ce que je vous occupe au mieux de mes possibilités. Cela va et vient de soi. Et aussi, de soie, n’est-il point vrai ? Je suis un soyeux drille par le sexe. Ah, comme nos corps se comprennent admirablement, madame. Comme ils parlent bien le même langage sensoriel. Ne restez pas inerte, de grâce. Participez à cet infini qui se balance comme un rossignol au bout d’une branche de rosier. Allez, mieux que cela ! Conjuguons à deux dos le verbe aimer, madame. Plus fort, vous dis-je ! Ecoutez ma supplique… Exaucez-la, ma toute divine prêtresse ! Mais nom de Dieu, bouge ton cul, salope !
Comprenant que ma présence est vraiment superfétatoire, je me retire, ainsi que le Vieux l’a promis à sa partenaire.
Juché sur un tabouret, au bout du bar, je contemple le cube de glace qui ne se décide pas à fondre au fond de mon verre vide.
Il est l’heure de la bouffe et l’endroit est à peu près vide. Le barman en profite pour faire ses comptes. C’est à son tour d’être absorbé, si je puis me permettre ce mot (et je ne vois pas qui pourrait me l’interdire).
Il fait clapoter le minuscule clavier d’une machine à calculer, comme l’univers en foisonne depuis un temps, qu’à tel point les profs de math vont pouvoir se convertir à la culture des racines de gentiane, vu que pour les racines carrées c’est plus qu’une simple touche sur laquelle peser.