Entre alors un hôte de choix : Mauricet Ducron, l’académicien. Tout le monde le connaît d’antipathie. Sa stature dindonneuse, sa poitrine pour jabot, sa tronche de perruqué de la Pléiade qu’un coup de vent aurait décoiffé, son regard hallebardeur qui tient à distance, ses gestes de prélat, sa bouche de dégusteur de vins fins, autant que son parler en chambre d’écho font de lui ce qu’il est, c’est-à-dire un pédant à vocation de grand inquisiteur et qui serait dangereux s’il n’était con, et drôle s’il n’était pas trop con.
Il entre, maniant une canne à pommeau d’ivoire dont il se sert comme M. Von Karajan (le fameux chef d’orchestre arménien) de sa baguette, mais lui, ce n’est pas la Cinquième qu’il dirige, mais sa gloire. D’ailleurs, il a été surnommé Magloire par quelques journaleux désopilants.
Cet être qui se prend pour l’Écrivain-Soleil, au point qu’il emporte dans tous ses voyages l’annuaire des téléphones de Paris, afin de pouvoir lire son nom imprimé où qu’il se trouve, va me rendre un immense, que dis-je : un signalé service, soit un service insigne, pour des fois que l’expression ne serait pas encore jusqu’à toi ; car la culture se perd et s’abîme de plus en plus rapidement et le temps se prépare où l’on ne pourra même plus loger de bulles dans les bandes dessinées. L’homme reviendra aux dessins rupestres, j’entrevois, prédis formellement. Les écoliers d’aujourd’hui ne savent plus rien et je frémis en songeant qu’ils passeront pour des érudits aux yeux obscurantés de leurs descendants complètement descendus en effet.
Mais pour l’instant, retournons vite au glorieux Mauricet Ducron, altier bonhomme de plume de paon, qui gorgeonne et rengorge et bombe torse, ventre, testicules, en ce bar du Prieuré Palace, à mon seul profit et aussi à celui du gentil barman calculateur.
Je te disais qu’il me rendait un signalé service[32].
Tu sais quoi ?
Sa canne !
J’admire la manière dont il la virevolte. Un artiste tambour-major ! Presque de l’art. Il l’utilise mieux que son stylo à encre dorée.
Et en moi, pendant que je contemple ce numéro de bravoure, un voile se déchire comme le pantalon de Béru quand il se baisse trop brusquement. Je sais ce qui m’a tracassé chez la mère Duralaix, tandis que je contemplais son cadavre modestement vautré sur le tapis. Oh ! oui, je sais. L’apprends à un détour de pensée, sans préméditation. La canne ! La lumière est instantanée. Elle m’inonde. J’ai un sourire d’enchantement que Mauricet Ducron prend pour de l’admiration car ce genre d’être prend tout pour de l’admiration, même les tartes dans la gueule. Tiens, il se farde ! Pourtant il passe pour aimer les femmes ! Il est vrai que c’est un acteur. Il joue le rôle écrasant de Mauricet Ducron. Avec sa gueule de cul, il doit utiliser le papier hygiénique comme démaquillant, probable !
La canne ! La canne de la vieille !
Attends que je m’explique pour essayer de te faire comprendre en comprenant moi-même. La dame impotente a été tuée par surprise. Une canne était nécessaire à ses déplacements. Or, quand la mort l’a prise au dépourvu, elle tenait sa canne pressée contre sa poitrine, en un geste d’instinctive possession. Elle ne s’en servait plus mais la protégeait. Oui : à un moment de péril, alors que son (ou ses) visiteur(s) venai (en)t de la dépouiller de quelque chose, elle serrait sa canne sur son sein. Et c’est cela qui m’a choqué. Qui m’a fait tiquer, moi, l’infaillible limier ! Le maître à peser le pour et le contre (je suis le Roberval de la déduction).
Canne ! Canne ! Canne !
Serait-ce un trait de lumière dans cette sanglante opacité ?
Constatant ma jubilation, Mauricet Ducron m’adresse un geste pré-bénisseur d’une main dont le poignet est endentelé.
— Beau temps, n’est-ce pas ? me lance cet homme de conversation.
— Oh, oui, Monsieur Guy des Cars, lui réponds-je, non moins aimablement, en m’esbignant comme s’il me menaçait d’une dédicace.
On ne peut pas appeler ce modeste déploiement de deux flics un « cordon de police » ; encore moins un cordon sanitaire, tant tellement qu’ils fouettent des pinceaux, mes z’aimables collègues. Néanmoins, ils représentent la force publique et protègent la maison du crime.
Je me pointe, la bouche en forme de « je t’aime », ma brème policière (plastifiée) entre deux doigts, comme il était bon, jadis, quand on présentait sa carte à un valet de chambre (mais au jour de d’hui, y a plus de valet et presque plus de chambre, en tout cas des députés). Les agents (qui ne font pas le bonheur) sourcillent et saluent très mollement, comme derrière une vitre en verre dépoli.
— Ce qu’y a pour vot’ service, m’sieur l’ commissaire ? s’inquiète l’un d’eux.
— Je viens jeter un coup d’œil aux lieux, dis-je.
Ils m’hochent leurs têtes de veau dont on a fâcheusement oublié la vinaigrette et celui qui a le plus d’initiative (il fait partie du syndicat) me dit ;
— L’ procureur d’ la république y est avec le commissaire d’ici.
— Je serai ravi de leur faire la connaissance, assuré-je sans perdre Montcalm (contrairement aux troupes françaises qui perdirent le leur devant Québec en 1759, ces connes !).
Et je franchis la porte sans plus m’occuper d’eux. Dans la maison de la défunte, c’est le ronron classique des constatations. Des personnages jeunes (car désormais on est jeune dans la police et la magistrature) s’affairent avec une certaine économie de mots et une grande précision dans les gestes. On va, on vient aussi par voie de conséquence, on photographie, on mesure, on examine, on palpe, on récupère, on saupoudre, on s’accroupit, on chuchote, on note, on annote, on ânonne, on tâtonne, on pet-de-nonne. Et puis on reva et on revient, tout ça bien dans la logique des nécessités des circonstances et de l’instant. Ma venue insouhaitée fait rembrunir les chefs. Je me présente en catimini. Paris, toujours mal vu par la province. Bec enfariné, le Parigot. Grande gueule, puant, vanneur, dédaigneux à la manque. Le tout sale con, pur malt ! Snobineur ! Le vilain apôtre dans toute sa hideur ! Et des phrases pas audibles, des mines pas vraies ! Turpide, enfoiré, incongru, un con cru. La race fumière, le Parisien. Il n’est bon mec de Paris ! Faut s’avancer sur la pointe des pieds. S’excuser frelateusement, chuchoter qu’on en est tout juste à peine, par raccroc et inadvertance, voire accident ; mais que ça ne va pas durer. On y passe pour dire, manière de constater la nocivité des mœurs, le combien elles sont pernicieuses ! Il y a à peu près ça dans mon attitude. Je veux les amadouer, leur calmer la rogne armoricaine.
Monsieur le procureur est un jeune avenant, genre cadre surdoué. Je lui murmure à mots couverts que la raison de ma venue est un secret d’État. La veuve Duralaix a tripoté dans des milieux bizarres, bizarres, j’ai dit bizarres, jadis. Mais qu’on ne se dérange pas pour moi. Je suis pas venu empiéter ni faire chier d’aucune sorte. Juste regarder de visu. Établir un petit rapport. On me rechigne, mais on me tolère et, comme je suis plus discret qu’un tampon périodique, on finit par me presque oublier. Ces messieurs continuent leur labeur.
Moi, je visionne le cadavre roide, à distance. Oui, oui, j’ai bien senti la chose clochante. Cette farouche manière qu’elle cramponnait sa canne, la bonne boiteuse, la Gilberte Rosier épouse Duralaix (sed lex). Pas à s’y tromper, au cours de sa panique intense, elle a eu ce réflexe. Bon, à toi de jouer, bonhomme.
Dans la lumière pauvrette de la chambre, son mystère s’épaissit, à la gentille vieillasse. Je voudrais bien engourdir sa canne, mais ils sont tous après elle, mes confrères, comme des corbeaux sur le cadavre d’un chat écrasé. Y en a l’un d’eux qui, justement, tente de la lui ôter. N’y parvient pas. Il rogne, à mi-voix (ou mezza voce si tu préfères que je te le dise en ilaloche) : « Bonté divine, y a pas moyen de lui faire lâcher prise. »
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