Je souris à la cousine, pas d’un sourire hardi qui épouvante ces âmes frêles, mais d’un sourire contrit, qui se veut timide pour ne pas choquer. Malgré tout, cette enfoirée de vilaine saucisse détourne les yeux et plonge dans son assiette un nez fait pour être rouge et maintenir de vilaines lunettes enlaidisseuses.
Le roi de la sardine à l’huile se tait devant ma mine préoccupée, lance un rot sonore (et qu’est-ce que ce sera après la sardine’s party !).
— T’as pas l’air dans ton assiette ? il observe.
— Parce que tout va de mal en pis, Gros. Jamais je ne me suis trouvé dans un pareil état de délabrement mental !
Il récrie que c’est pas possible, merde, à mon âge, avec une gueule comme ça et une tringle d’airain, la vie qui me sourit large, la considération de mes supérieurs, l’affection de mes inférieurs, une auto qui marche bien, pas de blennorragie à l’horizon, une digestion parfaite, une mère édifiante, des costars bien coupés, du succès auprès des femmes, des revenus substantiels, une montre Piaget, une autre Cartier, un pote comme lui, un autre comme Pinuche, les dents saines, les pieds toujours propres, du papier à lettres à mon nom, une carte de flic, ma photo dans les journaux, une cave bien garnie, une certaine instruction, des relations utiles, un abonnement au Monde, une paire de skis Rossignol, la photo dédicacée de Lecanuet, l’abonnement au gaz de France et un stylo.
— Ma mère a été kidnappée ! lui lancé-je en pleine frime.
Alors là, il est plus que parfait, Béru. Impressionnant de participation affective.
Il pâlit, sa grande gueule reste ouverte comme la braguette d’un pâtre grec assis au cinéma à côté de M. Roger Peyrefitte.
Il tente de déglutir, n’y parvient pas. Le sang de ses yeux devient violet. Sa main lubrifiée aux rillettes se met à trembler.
Il finit par demander, d’une voix de ventriloque :
— Qu’est-ce t’appelles kidnappée, Gars ?
Je lui raconte tout ce dont je viens de te narrer, et par le menu puisque nous sommes à table.
La Berthe continue de briffer, mais en nous prêtant l’oreille. De temps à autre, elle se fend d’une exclamation, voire d’une interjection, à la rigueur d’une onomatopée.
Le tonton Lemmuré se recule, affolé de côtoyer un individu auquel il arrive de telles mésaventures. Son asperge moisie cesse de grignoter pour susurrer une prière d’autodéfense, qu’elle dégaine à la volée de son répertoire.
Mon Compère est si tant tellement pris par mon récit que, tu ne sais pas ? Il en oublie de manger. Il faut l’arrivée du plateau de sardines pour le ramener aux choses du moment.
Dès lors, il arrache le couteau planté dans la motte de beurre salé, se tartine une tranche de pain bis épaisse comme le Nouveau Larousse, ce qui la double d’épaisseur, s j p m’ ex a, puis sort des sardines dégoulinantes de leurs sarcophages pour les installer, en formation de tableau de chasse sur le socle ainsi préparé.
Avant la première mordue, il dit :
— Affolons-nous pas, P’tit homme ! Dis-toi bien qu’ toute pelle mérite sa lèvre et qu’ si t’avales la cruche à eau t’as la faim qui s’ casse ! Dans c’ genre d’amphigouri, c’est pas la peine d’tortiller du dargif pour chier droit, pas vrai, cousine ?
Ainsi prise à partie, la malheureuse novicieuse s’étouffe de l’air du temps.
Mon solide compagnon de malfortune poursuit, en dévorant sa monstrueuse tartine qu’il restitue par fortes parcelles à la faveur des syllabes ouvertes.
— Faut faire av’c c’ qu’on a comme élémentaire, mon pote ! J’ voye mal pourquoi t’est-ce tu serais débordé par la situasse, merde ! Faut tout bien n’analyser, piger l’ pourquoi du comment. Dans la disjoncture présente, tu t’ plantes le pif dans l’événement au lieu d’prendre du r’cul pour tenter d’le voir dans son entier. C’est pour ça qu’ t’es marron, j’ai l’honneur d’porter à ta reconnaissance. Bité profond, mon pote, comme un gars qu’un sadique enfil’rait au débotté sans crier près d’la gare ! Y n’ peut pas l’ voir, vu qu’ l’autre s’ tient derrière lui, et pour cause, hein, cousine ?
— Je vous en prie, Alexandre-Benoît, un peu de retenue devant une jeune fille ! proteste l’oncle Lemmuré.
— Hé, oh ! Tonton ! Calmos, riposte Bérurier. Un’ jeun’fille qui dérape su’ sa méno, on peut pas passer son temps à lu chanter « Les lilas blancs », non ! C’ tout d’ même pas ma faute si la môme Poupette a pas été aux asperges en temps utile, si ?
Puis, revenant à mon troupeau de moutons :
— Le gars qui se fait embroquer par surprise, pour voir son emplâtreur, il a qu’une soluce, mon loulou : regarder dans un’ glace, corrèque ? Toi, t’en es au moment qu’ tu dois mater c’ t’ histoire dans une glace, et pointe à la ligne !
— O.K, réponds-je, en ce cas, passe-moi une glace !
— La glace, c’est ma jugeote. Comme j’ai pas vivu l’affaire, j’ peux la r’garder d’en face, comprends-tu ? Dans tout c’ que tu m’as bonni, on s’aperçoit de quoi t’est-ce ? D’puis les confidences de ton cur’ton irlandoche à Nouille-York, c’est qu’on d’vait buter l' prince Charlot ici. Et l’buter coûte que coûte. Tout cet indispositif mis sur le pied-d’œuvre le prouve. La bombe à la plage ; l’attaque en cours de route, volontair’ment ratée, d’ac, mais prévue, et puis l’empoisonn’ment à l’hôtel, c’est formel ! Fallait qu’ le prince soye repassé à La Baule et pas ailleurs !
— Pourquoi à La Baule ?
— V’là une bonne question à cent balles, mon drôlet. Pourquoi à La Baule ? Quand t’est-ce t’y auras répondu, tu seras près d’ la gagne ! Parce qu’enfin, l’ prince, av’c la vie d’oiseleur qu’il mène, c’est pas plus duraille de l’plomber dans son île ou bien lors d’au cours d’ ses voilliages à travers l' monde, non ? Attends, j’ vas t’ dire : un attentat, c’est l’affaire d’une poignée de gonziers bien déterminancés. Alors qu’ici, c’est fou l’ trèpe qu’est au charbon. Et pis, pourquoi bousiller tous ces personnages escondaires, tels que la vieille boiteuse, le vieux flambeur du casino, la môme Isa ? Pourquoi t’embarquer Maâme Félicie et not’ p’tite collègue fraîche rémoulue d’ l’Ecole de police ? Pourquoi buter l’Américain ? Brusqu’ment, on a l’impression qu’ la vie humaine n’a plus d’importance !
Ce qui est inoubliable et un peu fabuleux, chez le Gravos, c’est qu’il parvient à disserter sans cesser de mastiquer des quantités gastronomiques de boustifaille. Certes, il y a — je te le répète — de la déperdition : les fringues mouchetées de ses voisins de table l’attestent, mais l’exploit demeure.
— Tézigue, poursuit le Généreux, dès qu’on touche à ta mère, y a plus d’homme. Complètement envapé, l’Antonio. La meilleure des preuves dont j’ puisse t’administrer, c’est qu’ t’as pas seul’ment examiné tes butins.
— Quels butins ?
— Tu vois dans quel cirage tu clapotes ! T’as oublié ! Tu n’ m’as pas dit qu’ t’avais piqué le larfouillet d’Al Bidoni, ainsi qu’ son feu ? Et puis qu’ t’as dégauchi un étui d’cuir dans la canne à mamie La Boquille !
Ces paroles ramènent soudain en moi un calme ferrugineux. Me voici en une seconde aussi benoît que les sardines douillettement vautrées dans leur huile d’olive. Je m’installe à la table voisine et j’y dépose mes prises, à gestes mesurés (au millimètre près). Le bruit de mastication du couple ressemble aux ébats d’un hippopotame dans un marécage.
Je commence par explorer le portefeuille de l’Américain. Il contient des cartes de crédit, quelques photos représentant une jeune femme blonde et deux enfants blonds. Bien que la pochette de cuir soit vidée, elle reste rigide, comme si elle contenait une armature en métal léger. Je palpe minutieusement le box, examine les menues coutures, puis, l’instinct me poussant, je chope mon canif, dont la lame est mieux aiguisée que celle d’un rasoir de figaro espagnol, pour inciser le portefeuille. Ayant pratiqué cette laparotomie, je coule l’extrémité investigatrice de mes doigts par l’ouverture. Je ramène un rectangle de plastique, très léger, très brillant, portant des lettres et des chiffres en relief. C’est plus grand qu’une brème de crédit, plus éloquent aussi.