AHURITRE XVI
Il ne veut pas me suivre tout de suite après le repas, Béru.
— J’te demande un’ p’tite plombe de battement, il me supplille.
Je m’informe, mais il rechigne. Chevalier Mystère, présent !
— J’ peux quand même pas tout t’dire ce dont ma vie s’ compose, Mec.
Tout de même, craignant que je prenne en mauvaise part sa discrétion, il chuchote :
— L’onc’ Lemmuré est un vieux gredin qui n’ fait rien pour rerien. Si qu’y nous invite dans son hôtel, c’est pour un motif, tu penses.
J’attends, les yeux en forme de point d’interrogation, le visage glacial, les lèvres serrées comme des fesses d’alpiniste en train de dévisser.
Sa Rigoureuse Majesté m’entraîne à l’é, tu sais quoi ? Cart ! A l’écart.
— En deux mots commençants, il fait en me triturant un bouton de veston ; j’ sus t’engagé par lui comme Trique-Jockey.
J’étonne de la prunelle. Du verbe aussi.
— Trique-Jockey ?
— V’là : son hôtel périclinait. L’an dernier, on est v’nus à l’improvise, moi et Berthy. Y f'sait la hure, ce sagouin. Ce qui nous a pas coupé les z’émois. L’ soir venu, comme tous les soirs, j’embroque ma chère âme. C’ soir-là, on a t’été plus brillants et plus bruyants qu’ordinairement d’habitude. La toute grande fantasia, mon Seigneur. Ça a foutu le tricotin à tout l’hôtel. Un ramadan terrific, t’aurais vu ! l' lend’main, y a des pensionnaires qu’avaient débauché des potes d’aut’ albergos du voisinage pour qu’y profitassent élégamment d’ la corrida. L’ Vieux a tout d’sute retapissé les parties qu’il pouvait tirer d’la chose et y nous a invités à jouer les prolongations. Y s’en est suivi des cas d’ sauvetages in extrémité en c’ qui concernait des dames seulâbres que not’ dialogue des Caramels excitait trop fort et qu’y fallait que j’allasse éteindre dans la foulée. Un petit coup de piston par-ci, un brin d’ minette chantée par-là, j’ai joué d’la tringle et du finger à société, jusqu’à ce que la populasse soye comblée. D’puis lors, ça désemplit plus, sa crèche. Y sert Canigou et Ronron aux clilles, mais les gaziers s’en tamponnent : y z’achètent des cornets d’frites dans la journée, pour compenser. Ce dont qui les fascine, c’est la noye, mon pote. Bon : il est l’heure qu’on entre z’en scène ! Berthe ! T’es parée pour l’ duel d’amour, ma colombe ?
Docile, la baleine emplie de sardines se lève et suit son soigneur et maître.
— Tu peux viendre av’c nous, propose Bérurier : on n’ pratique pas en chambre, mais près d’la chaudière du chauffage central, qu’est éteinte, mais dont à laquelle la tuyauterie est conducteuse du bruit.
Étant d’un esprit curieux, sans cesse avide de découvertes, au plan de l’humain, je file son train au couple.
L’oncle Lemmuré emporte précipitamment sa grande fille sur le port pour une promenade nocturne, qu’il assure propice au sommeil.
Les deux Béru disposent chacun d’une chaise. Ils s’assoient donc, face à face, lui, les jambes croisées, un bras passé sur l’accoudoir. Elle comme une personne de bon maintien, en attente dans le salon de son gynéco.
Discret dans l’indiscrétion, je vais m’adosser au fond du studio d’émission.
Sa Rondeur se ramone les amygdales.
— Bon, t’es parée, la Mère ? il s’inquiète.
— J’ai ! répond B. B.
Lors, le Mastar se met à travailler de la jambe droite. Il appuie sur un engin que je n’avais pas remarqué encore et qui est un gonfleur à canot pneumatique bricolé, c’est-à-dire qu’on a adjoint des plaquettes métalliques aux bords du soufflet. Vigoureusement actionné par le pied béruréen, l’appareil produit un grincement identique à celui d’un sommier fortement sollicité.
Alexandre-Benoît force l’allure, rigoleur. Au bout de quelques minutes d’exercice, il murmure :
— Allez, à toi, ma poule !
Berthe attaque dès lors sa partition en exhalant une longue plainte modulée, moutonnante, qui s’enfle, retombe, pour remonter, passant de l’aigu au grave, puis se saccade en halètements brefs et précipités.
Le Gros approuve d’un hochement de tête. Sa voix s’élève à son tour. Sobre au début, avec des accents farouches.
— Ahhhhhhmmmmmr ! dit-il.
— Vouahouhahaha ! répond sa dulcinée.
— Ahoooooooo ! enchaîne le Valeureux.
— Mrrrouiiiiii ! riposte sa Merveilleuse.
C’est le prélude. De la plainte articulée, on passe à l’interjection fortement brandie :
— Ahhhh !
— Ahhhhhrrrr !
— Oh ! Oh là là !
— Haaa !
— Ahhh !
— Haaaaaa !
— Ahhhhhh !
Et ensuite, aux mots. Brefs, toujours. Ardents !
— Tiens !
— Oui !
— Tiens !
— Encore !
Puis aux embryons de phrase :
— Plus vite !
— Comme ça ?
— Fourre !
— Arrête-toi pas !
— T’es fort !
— T’es belle !
— T’es énorme !
— Remue pas tant, qu’autrement sinon, je vas partir à dame !
La première phrase enfin ! Parfaitement construite ; avec verbes, le signe indubitable qu’elle est véritablement phrase. Le verbe ! Ce cœur du langage !
A partir de ce signal, chacun se met à rivaliser d’ingéniosité, d’audace, de véhémence. Chacun donne libre cours à sa poésie naturelle, à sa fougue sensorielle. Et ça devient vite très beau.
Comme du Racine.
Alexandrins ciselés à la main.
Exemple :
Berthe :
— Ah ! Dieu, c’est pas possib’ d’en avoir un’ pareille !
Béru :
— Remue ton cul, ma poule, et cess’ de causer ! Berthe :
— Oh ! la, oh ! là, oh ! là, je pars complèt’ment toute !
Béru :
— Pars pas sans moi, chérie, tu connais pas la route !
Le tout entrecoupé de râles, de petits cris vifs d’assaillant à saillie. De pâmade du Tigre. Ça feule, ça miaule, ça rugit, ça barrit, ça Dubarry, ça blatère, ça cancane, ça bêle, ça cacabe, ça margote, ça hennit, ça brait, ça hulule, ça grogne, ça glapit, ça glousse (elle glousse, Esther, comme disent les Anglais), ça pépie, ça mugit. Et tu continues tout seul, moi, ça me fait tarter.
Tout l’hôtel en vibre, grâce à cette vénérable tuyauterie, admirable conductrice de la foutrance béruréenne. Le concert s’amplifie. On entend démarrer des sommiers, des vrais, dans les étages. Que c’est à se croire dans une usine de tissage (bravo Jacquard ! Et merci !). La manière dont ça tagadatsointe frénétiquement, bas en haut, droite à gauche, sur rue, sur cour. Chiares ou pas chiares. Hardi ! Sus ! Suce ! Tout l’hôtel à tonton Lemmuré se met à giguer du cul ! Course de troïka à la cour de Pierre-le-Grand ! Tagadatsoin ! Tagadatsoin ! Et tsoin donc ! Poum ! Pif ! Paf ! Oh ! que oui : paf et repaf ! Les chants de chair s’élèvent. Sublimes, pis que du grégorien à l’abbaye de Saint-Benoît. Les Béru décélèrent leur passion bidon. Ils défeignent.
— V’là, y sont su’ lord bite, maint’nant, déclare le Trique-Jockey, satisfait. J’ai juste l’ temps d’aller écluser un petit gorgeon de muscadet avant qu’ les dadames seulâbres envoyent des télexes-consommateurs d’urgence.
Nous remontons. Il n’a même pas le temps de picoler, l’Enflure, vu qu’une houri charivareuse, en peignoir non fermé gesticule au détour de l’escadrin, en réclamant de la bonne chibrée bien fraîche.
Il va s’exécuter sans trop rechigner. Berthe le regarde s’éloigner en soupirant :