— Que désirez-vous, San-Antonio ?
Quelqu’un se trouve dans son burlingue car il adresse une mimique d’excuse à son vis-à-vis.
— Monsieur le directeur, à mon retour des U.S.A. je vous ai parié de cette conversation que j’ai eue dans un bar avec un vieux poivrot d’ecclésiastique irlandais.
— Ce type qui prétendait avoir reçu des confidences à propos d’un attentat en France contre le prince Charles ?
— Exactement. Nous avons pris des renseignements qui nous ont rassurés, puisqu’aucun voyage n’était prévu chez nous par le futur roi d’Angleterre.
— Alors ?
— Alors je lis dans Le Monde d’aujourd’hui que le prince a accepté de présider le concours hippique de La Baule qui commence après-demain.
Un silence, je me penche sur le cadran pour essayer de lire le regard de mon illustre Kroum. Pour l’instant, il réfléchit (son crâne lisse est d’ailleurs conçu pour). Claudette, ma secrétaire, entrouvre ma porte. Je ne l’ai pas entendue toquer !
— Le commissaire Bernier est arrivé, annonce-t-elle du bout des lèvres, comme si l’arrivant était couvert d’eczéma purulent et qu’il eût déféqué d’emblée dans la salle d’attente.
— Vous ne voyez pas que je suis occupé ! rebuffé-je durement.
Elle se retire en claquant la porte, histoire de me signifier sa mauvaise humeur.
Là-bas, dans son cabinet capitonné, qui sent le solennel, le vieux dossier et l’eau de toilette grand luxe, Pépère parvient au bout de sa gamberge.
— Vous ne voyez pas que les loustics de l’I.R.A. viennent bousiller ce grand dadais sur notre territoire ? il soupire, avec une révulsance horrifiée plein sa bouille blanchâtre.
— Je n’ose imaginer la chose, répliqué-je.
— Je vais alerter les services chargés de la protection du prince, tant en Grande-Bretagne que chez nous.
— Ce serait la sagesse même, conviens-je.
— Que faites-vous présentement ?
— Je m’apprête à recevoir mon jeune collègue made in Saint-Cyr-au-Mont-d’Or.
Il bougonne :
— Vous aviez bien besoin d’aller vous coller ça sur le râble, mon pauvre Vieux ! Ça vous démangeait donc de jouer les maîtres ?
Y a des moments (très fréquents) où je le trouve soufflant, Achille ! Il a l’art de l’esbigne, le Vénérable. Il passe son temps à fabriquer des chapeaux qu’il nous colle d’autor sur la tronche. Ainsi, il est désormais IMPOSSIBLE de lui faire admettre que c’est lui qui a accepté CONTRE MON AVIS la propose de son copain de l’E.N.S.P.
Il ajoute :
— Et vous comptez l’épater avec quel genre d’affaire ?
— Les faux billets de Rennes !
Il pouffe.
— Vous parlez d’un numéro de cosaque ! Rien de plus pot-au-feu. Du travail d’inspecteur de quartier, ça ! Jolie partie de porte-à-porte. Amusez-vous bien !
Il raccroche et sa tarte à la crème se dissipe sur mon écran, comme la buée de ton pare-brise quand tu branches la soufflerie.
Je m’approche de la fenêtre. Les Champzés sont noyés sous des trombes d’eau. Tu vois des grappes humaines agglutinées (comme on dit puis dans ces cas-là) sous les porches. Quelques téméraires se risquent sous la flotte, le dos rond, le pébroque en avant, ou bien le col de l’imper remonté au plus haut. Les guindes soulèvent des gerbes de flotte en frôlant les trottoirs. Il y a comme une espèce de détresse sur l’avenue. A cet instant, tout paraît moche et compromis et je me dis qu’il ferait bon aller se pieuter dans une pièce obscure en compagnie d’une femme. Pas fatalement d’une super-beauté. J’ai envie d’une femme sensuelle et discrète à la fois. Une bourgeoise, tiens ; que dans le fond, y a pas plus salope. C’est propre, bien lingé, ça ne fait pas de fautes de français en prenant son panoche et personne t’arrache mieux le copeau.
Je rêve d’une alcôve ombreuse, d’un lit tiède comme une serre et juste un petit lumignon au fond de la pièce, manière de ne pas rater l’expression de la partenaire quand elle opère sa grande décarrade.
Je retourne à ma table et prends une posture avantageuse dans mon fauteuil pivotant. Que le premier contact assure mon autorité, merde !
— Introduisez le commissaire Bernier ! dis-je dans l’interphone.
Et je reste le buste droit, les mains de part et d’autre du grand buvard vert bordé de cuir, dans l’attitude d’un P.-D.G. s’apprêtant à recevoir des délégués syndicaux bourrés de revendications impossibles à satisfaire.
Moi, plus j’avance, moins j’ai besoin de connaître de nouvelles gens. J’ai fait mon plein de relations. Y a plus de place sur mon répertoire téléphonique. J’ai écrit entre les lignes, et par-dessus, et en travers de la marge, tout bien. Je ne veux plus rencontrer personne. Au contraire, j’aimerais rétrocéder maintenant. Mettre une annonce dans les baveux : lot important de relations à céder, cause chiasserie. Fourguer ! Donner aux hôpitaux, comme les vieux livres quand on déménage. Déblayer le terrain. Garder que l’indispensable. Mais c’est quoi, l’indispensable ? Ça représente combien de tronches de bétail ? Deux, trois ? Quatre à tout casser. A tout caser.
Oh ! Seigneur ! Pouvoir dissiper tous ces cons, sous-cons, archi-cons que tu m’as accumulés en cours de route ! S’en défaire ! Balancer son carnet dans la première bouche d’égout venue. Se refaire une virginité de solitude. Ils me sont devenus si intolérables, tous ; ceux que je connais, et aussi les autres, ceux qu’il me reste à rencontrer. « Je vous présente M. Untel… » Non ! Je refuse ! Me présentez plus, les gars ! Plus personne ! Never ! Je vous crie pouce ! Je refuse qu’on me présente, et représente ! Que vite ils s’insinuent, les nouveaux, se faufilent dans ton univers, te frappent sur l’épaule, se mettent à te tutoyer. C’est ça, la contamination. Je les trouve épidémiques, ces fumiers. Microbeurs. Viraux ! Te sautent dessus à qui mieux mieux, comme autant de véroles en maraude ! Ah ! mais c’est que je ne veux plus, moi ! J’ai le droit de me garder pour moi, non ? Et pour les rares qui sont à moi. Mes élus d’à jamais ! Mes belles blessures d’amour ! Pour eux et moi. Fini les autres ! Tu veux savoir, la plus belle histoire du monde ? Tu veux que je te la révèle ? Eh bien, c’est « Robinsons Suisses ». Moi, ça m’a dominé l’existence depuis que Félicie me l’a lue, y a longtemps, y a trop… Une famille dans une île. A recréer le monde entre elle, rien que pour elle. A se passer des autres. A faire leur maison, leur pain, leurs gosses sans le concours du moindre autrui. Putain, ce pied géant !
— Le commissaire Bernier ! m’annonce Claudette à voix d’huissier.
Et pourtant, il y a de l’ironie dans son claironnement. Elle s’efface pour laisser entrer le visiteur. Le commissaire Bernier est âgé d’environ vingt-huit ans, de taille moyenne ; sanglé dans un imperméable noir en matière brillante.
Le commissaire Bernier est blond foncé, avec des yeux sombres vibrants d’intelligence.
Son rouge à lèvres est de couleur corail. Et sa poitrine doit faire deux grands trous dans la plage quand le commissaire Bernier se fait bronzer le dos.
Parce que le commissaire Bernier est une femme.
Ce sont des choses qui arrivent.
Mais qui n’arrivent qu’à moi !
ABRUTITRE III
Elle comprend ma surprise.
S’y attendait.
S’en amuse.
La titille.
La déguste.
S’en gausse.
— J’ai un prénom qui prête à confusion, fait Dominique Bernier.
— Il vous sera utile au cours des enquêtes que vous instruirez par correspondance, dis-je froidement. Sur du papier à lettres l’illusion est complète.