Je fais part à mon ami. Il m’écoute distraitement, n’ayant d’yeux et d’âme que pour le sandwich du maréchausseur. Qu’à la fin, il dit à cet aimable fonctionnaire :
— Il est à l’hareng, votr’ casse-dalle ?
— Oui, c’est des harengs dont ma femme prépare soi-même. Elle les fait mariner à l’huile avec des baromates.
— Charogne, ça n’ doit pas s’êt’ dégueu. Et ell' fout d’l’ognon, selon d’après ce qu’y m’ semb’ ?
— Pas dans la marinade. On les ajoute au moment du sandouiche.
— Ça parfume, dégouline le Gros.
— Positivement, confirme le gendarme.
— J’ s’rais curieux de goûter le goût que ça a, avoue mon ami.
— C’est pas commode à couper, dit le pandore affamé.
— Vous savez : ent’collègues, on n’ s’ craint pas du bec, assure Alexandre-Benoît en s’emparant du sandwich. C’ s’rait malheureux, dans not’ profession.
Et il se met à clapper le repas du malheureux à grandes bouchées voraces. Le pandore voudrait se gendarmer et reprendre son bien. Mais Béru, habile manœuvrier, feint d’oublier sa présence et de se consacrer à notre enquête. Il bouffe l’humble repas du bon gendarme.
La nuit continue de se dérouler, immense sous ses étoiles. L’air salin, si tonifiant, me dodeline un peu. Faut dire que je suis quelque peu rassuré sur le sort de M’man et sur celui de la môme Dodo. Je préfère qu’elles aient été kidnappées par une équipe de la C.I.A. plutôt que par un gang de tueurs.
— Allons prendre un pot à mon auberge, décidé-je.
On souhaite bonne nuit au gendarme, lequel nous dit au revoir à nous et adieu à son sandwich.
— Vous avez retrouvé Dodo ? s’inquiète Mme Bernier en m’apercevant.
Elle se tient dans un angle discret du bar, au côté d’Achille, qui la serre de près. Il a changé son fusil des pôles, le sagouin ! Tu parles d’un bellâtre, çui-là ! Vieux queutard que j’aimais ! Il rutile du bonheur de jouir et d’arborer sa conquête. Son crâne flamboie comme une engelure sous un réverbère.
— Pas encore, mais je puis vous donner des apaisements quant à sa situation.
— J’aimerais un rapport circonstancié ! pintadise le Dabe.
Espèce de nœud !
— Je vous l’adresserai en trois exemplaires, sur vergé supérieur, dès que j’aurai terminé mon enquête, promets-je.
Bérurier s’avance :
— Très honoré de vous présenter mes aspects, m’sieur l’ directeur. Et v’là vot’ dame, sans doute ? Mes rois mages, chère maâme, j’ sus fier qu’ mon grand patron aye un’ bourgeoise d’votre classe, ça en jette sur tout’ la police. J’ vous fais pas de baise-main parce qu’ je viens d’bouffer d’l’ognon frais, et qu’ c’est tenace, mais le cœur y est !
Le dirluche épouvanté se file en renaud.
— Pensez-vous vraiment que cet endroit convienne à ce Falstaf, San-Antonio ? Allons, voyons ! Amener ce poussah ici, en pleine gentry, dans un club aussi fermé, où le prince Auguste d’Angleterre sable le champagne !
Machinalement, j’obéis à son coup de menton. Et alors, qu’aspers-Je ?
Oh ! non, je ne te ferai pas deviner, rassure-toi. Ne te le donne pas en mille, mais entier, d’un bloc.
Oui ! Parfaitement, « il » est ici, le prince Charles. Tout superbe, avec son air d’avoir l’air con par pure inadvertance[35]. Raie sur le côté, œil atone, la mèche non allumée (parce que mouillée), le nez plongeant, le sourire comme en ont les chiens, parfois, les caniches surtout. Costar sombre à rayures plus claires. Cravate anglaise dans les teintes chiantes indéfinissables.
Il écluse en compagnie d’un grand type frais comme du surgelé, dévitaminé et morose. Et puis il y a deux pouffes de bon maintien en leur compagnie. Jeunes filles réservées (par qui ?) à la converse languissante.
Je respire plus largement. Plus librement.
Ainsi donc, les sortilèges continuent : le prince n’est pas mort ! Ce n’était que de la catalepsie dans le genre de celle que nous subîmes à Bangkok, le Gros et moi[36].
Voilà donc pourquoi mon con (extrêmement) frère britannouille ne s’affolait pas de ce décès. Mais comment diantre savait-il que cet assassinat était de la frime ?
Sacrée putain d’histoire, où ce sont les gens de la C.I.A. qui kidnappent les mamans de flics, où l’on fait semblant de buter les princes héritiers, où les auxiliaires des agents américains étranglent leurs plus ou moins collègues. J’y perds : mon latin, mon anglais, mon allemand, mon sanskrit, mon yiddish, mon temps, mon argent, mon pucelage, au change, ma situation, mon prestige, mon droit d’aînesse de fils unique, la femme que je convoitais, du poids, haleine, mon sang-froid, patience, confiance, la foi, ma trace, le nord, l’équilibre, les pédales, la partie, du terrain, une bonne occasion de rester chez moi.
Ne reste plus à la dame Duralaix et au sieur Creux que d’entrer bras dessus, bras dessous dans le bar du Prieuré Palace, sous la conduite d’Al Bidoni. Tiens, ce dernier tiendrait Maman et Dodo par le bras. Et…
Mon hébétude fait plaisir à voir, puisque le Vioque ne peut se retenir de sourire.
La jolie Mme Bernier, très réussie par mister le dirluche, se laisse aller dans les moiteurs de la confiance en l’avenir. Y a des frangines, je te jure, qui te démonteraient la Tour Eiffel par leur seul comportement. Tu les vois d’une manière et puis elles sont d’une autre. Et toi, bon con, tu ne sais plus, soudain, pour quelle maison tu voyages.
Si je te disais, puisqu’on ne se cache rien, que je me sens virer énergumène, ma pomme. Un rien, et je vais renverser les tables à coups de talon, dérouiller les gaziers qui voudraient s’interposer, tirer des coups de pétard dans les glaces, briser les boutanches du bar, bref déclencher un western de bistrot corse, un soir d’autonomisation.
Faut que je me défoule. Que je m’accomplisse. Que je m’extrapole. J’en peux plus, je craque, les gars ! La voilà, la grossen crise ! Achtung ! Je brise ! J’explose. On ne peut plus me maintenir, me contenir, je suis injugulable ! L’Etna, c’est moi ! Eruption, irruption ! Poum ! Tout part ! Je m’Hiroshimate !
Bérurier que l’accueil du vioque a fait s’auto-reléguer au fond de la salle, près du hall, m’adresse un signe.
Je le rejoins (de culasse) d’une démarche de funambule ayant bu trois coups de trop.
— Ressaisisse-toi ! me dit-il.
Oh, l’ami ! Le vrai, l’attentif ! Le devin, le divin ami, si prompt à comprendre, si perceptif.
— Pourquoi ? bougonné-je.
— J’ t’ai senti comme si t’aurais pris un coup d’lampe à souder dans le derche, Mec. M’a semblé qu’ t’allais filer le seau à champ’ su’ la gueule du vioque.
Je lui saisis le bras.
— Béru, je me sens à bout. Serais-tu d’accord pour prendre des risques avec moi ?
— C’te connerie, comme si y aurait b’soin qu’ tu l' demandes !
— Un truc qui peut nous coûter notre carrière ?
— On f'rait t’aut’chose, Gars, y existe plein de jobs marrants.
— Un truc qui pourrait même nous valoir une condamnation ?
Je lui tape sur les claouis, à m’épancher ainsi.
— Oh ! classe, arrête ton cinoche, on va pas t’accoucher aux fers, si ?
Ma décision est prise.
— Va chercher ma tire au parking, tiens, voilà les clés. Tu resteras au volant et tu m’attendras à droite du perron, sur la pelouse, dans la zone moins éclairée.
— Banco !
Il s’en va sans solliciter de plus amples informations. Dès lors, je gagne le comptoir et fais signe au barman de me prêter une oreille, n’importe laquelle. Il me propose la gauche et je l’accepte.
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Si pas fait, lire d’extrême urgence