— Avez-vous entendu parler d’une vieille dame nommée Gilberte Duralaix, née Rosier ?
— Jamais.
— Ni d’un monsieur retraité qui s’appelle René Creux ?
— Non plus.
— Connaissez-vous un agent de la C.I.A. du nom d’Al Bidoni ?
— Je n’ai pas cet honneur.
— Non plus que deux jeunes filles dont l’une aurait pour nom Isa Bodebave et l’autre Dorothée ?
— Elles me sont inconnues.
— Eh bien, ça ne marche pas mal pour vous, dis-je en riant à pleines dents. Une dernière question : si je vous parle d’un homme habillé de blanc, accompagné d’une fille rousse habillée de vert, et assisté de gardes du corps de type plus ou moins hindou, avez-vous une vague idée de qui je veux parler ?
— Oh ! pas du tout.
— Dommage, fais-je, c’était là les seules questions que j’avais à vous poser, excepté le cours de la livre, je n’en vois vraiment pas d’autres.
Le silence (relatif, vu qu’il y a, hors de l’auto, ces deux océans que sont l’Atlantique et Bérurier, l’un brassant de l’eau, et l’autre de la terre avec une même énergie implacable).
Du temps s’écoule. Devant nous, le Gros a disparu, happé par les profondeurs qu’il crée.
Guerre des nerfs. L’Anglais reste immobile. Moi presque, mes seuls gestes étant pour décendrer mon cigare. Je sens que le Rosbif prépare quelque chose. Sinon, il se manifesterait. Mine de tout[37]. Il a une manière de caresser son nœud de cravate qui m’alerte. Je sais que sa main va descendre innocemment jusqu’à sa poche intérieure. Et alors…
Avec une promptitude de reptile gobant sa souris, je lui plonge dans la calandre, tête première. Il me chope en plein poitrail et l’air de ses soufflets met les adjas. Moi, toujours prompt et courtois, empresse de fouiller sa vague. J’en sors seulement un stylo. Bel objet de nacre et d’argent que t’appuies sur le capuchon pour que se dégaine une aiguille longue d’une douzaine de centimètres.
L’Anglais essaie de récupérer sa respiration tandis que j’épingle son mignon stylo après la doublure de mon propre veston.
— Vous avez trop attendu, dis-je. Ce genre de gag, c’est tout de suite ou jamais. Il fallait l’utiliser au départ.
Il opine.
Je baisse ma vitre.
— T’en es où de tes fouilles, Gros ? lancé-je. C’est encore loin, l’Australie ?
— On pourra bientôt enterrer une girafle debout, me répond la voix étouffée du terrassier de charme.
— O.K., nous arrivons.
J’enjoins au gus de déhotter. Une fois descendus du véhicule (en anglais vehicle, ne me remercie pas, c’est un cadeau de la maison) j’ordonne à mon pote de prendre des sangles dans mon inépuisable coffre et d’entraver les jambes et les poignets de notre copain.
Ce dont.
Le Mastar en action, dans ces cas-là, tu croirais un horloger du Jura suisse, tellement ses mouvements sont précis. Le temps de compter sur moi (ou jusqu’à trois) et notre prisonnier l’est totalement.
— Flanque-moi ce rigolo dans ta fosse, camarade, enjoins-je à mon pote. Il faut en finir.
— C’est plein d’eau, au fond du trou, avertit loyalement ma Cornemuse-à-graillon.
— Et alors, c’est pas pour emporter, c’est pour mourir tout de suite !
— Vase pour ventre ! rétorque Alexandre-Benoît, en anglais[38].
Et, sans ménagement, il shoote mister Brandton[39] au fond de son excavation. L’homme y tombe la face vers le fond. Il a la bouille dans l’eau, fait des efforts du torse, du col, pour se la mettre au sec.
— Good night ! lui dis-je. On va vous inhumer, mon cher. Il se passera bien quelques jours avant que votre aimable carcasse ne soit découverte. Et qui sait ? Peut-être des mois, le hasard est tellement capricieux. Demain, la marée sera encore plus haute et balaiera toute trace en surface.
Là-dessus (c’est le cas d’y dire) je biche la pelle et me mets à le recouvrir de sable, en commençant par les panards. Ça pleut dru sur lui. Par fortes pelletées bousesques. Chtiaff chtiaff !
— Aide-moi avec les mains ! demandé-je à Bébé-rouge, maintenant j’ai hâte d’en avoir terminé avec lui !
Le Gros m’aide.
Il a déjà un bath matelas sur les endosses, le Rosbif. Le traczir me biche. Et s’il jouait mordicus les stoïciens ? S’il se laissait ensevelir vivant sans renauder ? Courageux jusqu’à l’impossible ! Tu t’imagines, ma gueule ?
— Hello, gentleman ! lance-t-il tout à coup, au plus fort de notre boulot.
— Vous m’ causez ? roucoule le Mammouth.
— Si vous me tirez de ce vilain trou, j’aurais peut-être deux ou trois choses à vous dire, fait l’English.
— Disez d’abord ! ordonne Bérurier, on apprécierera ensuite, moi et mon ami.
Comme il hésite, je reprends mon turbin fastidieux.
— Non, attendez ! dit le Britannoche, avec, enfin, une certaine angoisse dans l’intonation.
Il fait de nouveaux efforts pour garder sa bouche à l’air libre.
— Il y a à Batz un institut de thalassothérapie qui s’appelle Kor’ Higan ; c’est là que se trouve l’explication.
DEMEURITRE XVIII
C’est une vaste construction ultra-moderne : vitres et béton. Elle se développe en forme de « V » grand ouvert, face au large, au sommet d’une éminence grise qu’on appelle ici « Père Joseph » parce que c’est un riche lieu[40]. Elle se dresse sur deux niveaux entièrement vitrés et ressemble à la fois à une clinique et à une prison moderne. De petits bungalows annexes occupent l’arrière de l’Institut. Le tout est cerné d’un haut mur de pierre, très ancien, vestige d’une opulente propriété du siècle dernier, qui craque sous la poussée irrésistible de conifères retroussés par le vent de mer.
Je stoppe ma chignole à faible distance.
— Tu croyes qu’on s’off’ un’ p’tite visite dominicilaire ? interroge le Gros, plein d’espoir.
— Et comment !
— Et ton pote, caisse on en fait ?
— On le boucle dans le coffiot de ma pompe !
Exécutance immédiate. Après quoi, je gare ma voiture à l’abri illusoire et précaire d’un buisson.
Maintenant, à nous de jouer, nous nous plaçons en file indienne tous les quatre (nous deux et nos ombres, car la lune à présent rutile dans un ciel en cours de dégagement total). Une brèche causée par une trop forte pesée de la haie vive nous permet de franchir le mur. Qu’ensuite d’alors, courbés en trois, nous utilisons les pans obscurs pour nous diriger vers l’extrémité de l’aile droite. Et sais-tu pourquoi, l’aile droite, pauvre gnouf ? Bonnement parce qu’un grand écriteau en galvachromotche onduré placé avant l’entrée fournit le plan de l’Institut et raconte comme ça tout bien : les salles, les tenants-aboutissants, trucs, choses, voire même machins ; y compris les « appartements de la direction ».
Donc nous prenons la direction de la direction, comprends-tu, brin de spermatozoïde décapoté ?
On avise des veilleuses à travers les baies. Mais à cette heure induse tout est silence. Le vent s’est levé, a chassé les nuages masquant la lune et la lune, comme j’ai eu le privilège de te le préciser quelques paragraphes plus tôt, montre son cul de jument à tire-larigot.
Nous atteignons sans encombre la porte convoitée, une assez belle lourde moderne, ma foi, vitrée en verre trop dépoli pour être au net, comme je dis souvent, mais je suis là pour ça.
— T’as ta carouble ? inquiète Béru.
Mon sésame brille déjà au creux de mon serrement de paume.