Rien ne sert de partir, il faut courir à point. Souvent, il m’est arrivé de prendre La Fontaine en défaut. On a trop tendance à accepter les assertions d’un rimeur car on ne veut pas déranger ses vers. Mais comme moi je me fous d’une quantité indicible de choses, je peux rectifier.
Nous sommes donc sur le pied de naguère quand la petite trois chevaux, modèle fatigué, débouche paisiblement sur l’esplanade de l’institut.
J’ai mis la jolie Maud au courant de ce qui se tramait et nous avons pactisé. Il est des instants où les alliances se renversent, ou bien se conjuguent différemment. Question d’opportunité. Faut jamais trop t’inquiéter lorsque, par exemple, deux nations se tirent la bourre. Dis-toi que le moment viendra où leurs intérêts redeviendront communs et où, d’antagonistes, elles seront cul et chemise. Pour la France, en général, dans ces cas-là, c’est l’autre nation qui fait la chemise ; question de vocation. La France est un coq qui se fait enfiler. Il chante haut et fort, mais c’est toujours lui qui l’a dans l’oigne, et que veux-tu que je te dise ?
Or, donc, sur moi, la trois chevaux s’avance.
Je dis sur moi, mais en réalité je me tiens à l’écart pour ne pas être reconnu. Toutefois, j’ai passé la veste blanche du Dr Mac King. Maud se tient sur le pas de la porte, bras croisés, hostile et prudente comme il sied à une dame qu’une autre vient visiter pour la faire chanter et lui secouer près de deux milliards d’anciens francs.
La petite voiture décrit un arc de cercle polaire et va se ranger assez loin de nous, devant un bâtiment situé à l’extrémité de la construction. Si tu voudras mon avis, l’arrivante n’est point seule. Quelqu’un l’escorte, qui reste planqué dans la bagnole, prêt à interventionner si le cas échéait. Aussi, fissa, fissa, dis-je au Mastar d’aller voir en passant par-derrière pendant que je pourparlerai avec la plénipotentiaire. Il acquiesce, et bravo, tout est bien qui commence bien.
On ne voit plus de curé en circulation depuis qu’ils sont en civil. Et, excepté en Italie et à Fribourg (Suisse), on n’aperçoit plus guère de religieuses en uniforme non plus. Je prévois que bientôt, après Jean-Polak II, le pape aussi se loquera mylord, en bleu croisé, avec un bouton de lys à la boutonnière et une limouille à col ouvert.
L’arrivante, je la retapisse d’emblée : c’est Isa. La silhouette, malgré la tenue de religieuse, la grâce, la joliesse demeurent. Elle marche vite en balançant une enveloppe de papier kraft à bout de main.
Au moment où elle se pointe, je vais me placarder dans le vestiaire dont je laisse la lourde entrouverte.
— Bonjour, madame, dit-elle aimablement à la rouquinette.
Maud répond d’un grognement.
— L’on m’a chargée de vous remettre ceci, continue sœur Isa, en tendant l’enveloppe.
Maud opine (elle adore, je peux te garantir) et biche l’enveloppe dont elle fait sauter le couvercle.
De mon poste d’observation, je la vois en retirer quelques épreuves photographiques qu’elle contemple hâtivement. Ensuite elle déplie une liasse de documents jointe aux images. Elle les compulse fiévreusement et se paie un haut-le-corps ; comme ça, tu vois. Tchloc ! T’as regardé ? Je recommence : tchloc. Le sursaut de surprise, comme dans les films quand l’héroïne apprend, en pleine lune de miel, que son mari est bigame : tchloc. Un petit haussement d’épaules suivi d’un léger déhanchement et d’une crispation de la frite. Tchloc. T’as bien compris ? Pardon ? Je poildecute ? En ce cas, va te faire lanlaire, mon grand, et avec un truc gros commak ! Espèce de paltoquet !
Maud refoure le toutim dans l’enveloppe. La révérende murmure :
— C’est bien ce que vous attendiez ?
— Je pense, dit la rouquemoute.
— Je dois prendre une valise de médicaments, n’est-ce pas ?
— Mon mari achève de la préparer, venez…
Elle entraîne Isa, comme nous en sommes convenus (je peux m’exprimer en châtié courant, tu sais, si je veux), vers sa chambre. Ce faisant, elles doivent passer devant le vestiaire. J’attends qu’elles aient franchi ce point stratégique, ensuite d’alors quoi j’en sors et me jette sur la sœur Isa pour la ceinturer.
— Heureux de votre résurrection, ma Mère ! lui dis-je.
Une clé japonaise, une autre anglaise, une troisième à molette, et puis la gonzesse se retrouve bloquée les bras dans le dos, pas heureuse. Maud prend les liens préparés à l’avance et la ficelle. Nous passons alors au salon et je propulse la fausse frangine sur un canapé large comme l’Amazone après qu’elle ait reçu les eaux du Tapajos.
— Tu permets, chérie ? fais-je à la mère Maud en allant prendre l’enveloppe.
Fectivement, les clichés montrent bel et bien Steve Mac King et sa femme arrivant dans les villas des meurtres, et même à l’intérieur, dans la chambre même de dame Duralaix. De quoi compromettre le couple, ça, fais confiance. Je passe à la liasse des documents, et pour lors, une bouffée de considération m’empare concernant la vieille boiteuse. Quelqu’un d’organisé, bien qu’à la retraite. Une toute fine lame. Avant de se lancer dans le chantage, comment qu’elle a su constituer un dossier sur King. Tout son curriculum est laguche : sa carrière de médecin colonial, des rapports concernant ses travaux à Bombay avec le docteur hindou, son établissement londonien, concernant le ravaudage des vieilles ladies ; son installation en France, la copie de chèques qui furent versés à Creux, les noms, même, de certains clients racolés pour l’institut. Et d’autres pièces encore, patiemment rassemblées, dont la réunion constitue un accablant dossier. Je me promets de potasser tout cela plus tard, à tronche reposée. Maintenant, c’est l’hallali. Avant de me consacrer à Isa, j’attends le retour du Mastar. Il revient, sentant le frais et la sardine rotée[46].
— Personne, me rassure-t-il. J’ai maté à l’intérieur et aussi dans le coffiot, elle est bien v’nue seulâbre.
Rassuré, j’amène un siège auprès du canapé.
— Pendant que je m’explique avec cette jeune personne, emporte Mme King auprès de son époux et conditionne-la également.
Le Docile agit sans mot dire, si ce n’est un vague pet matinal, mais qui ne tire pas à conséquence[47].
Tu crois que c’est moi qui vais attaquer ?
Eh ben, zob ! C’est elle. Teigneuse, furaxe, noirâtre de rage. Rien de pire qu’une femme en haine. Rien de plus hideux. Spectacle quasiment insoutenable. Cette resplendissante créature est enlaidie par la fureur qui l’anime.
— Pauvre enc… de flic, me lance-t-elle. Tu te crois malin, n’est-ce pas ?
— Malin n’est pas le mot, ma gosse. Disons que j’ai une certaine notion de la justice.
— Imbécile, sombre trou du cul, poulet vérolé, fier-à-bras, connard ! Chien de garde des banques !
Oh ! Oh ! Voilà qui sent son hyper-gauchisme de loin !
— Mademoiselle veut foutre le feu à la société ? ricané-je assez sottement, je l’avoue.
— Elle brûle déjà, ta société, peau de con ! Et tu ne sens même pas les flammes qui lèchent tes roustons !
Ce qu’elle est mal embouchée ! Franchement, j’aurais pas cru. Béru qui est de retour demande :
— Mande pardon, mon colonel, c’t’à toi qu’é cause comme ça ?
— On le dirait.
— Et tu le supportes ?
— Mal.
— Moi z’aussi. Attends, j’ vas chercher mon petit machin.
Béru exit.
— Où est ma mère ? demandé-je brusquement. Peux plus me contenir. Evidemment, ça fait un peu piètre, comme question. Cette fille ensuquée de doctrines extrémistes est en train de vomir sa bile, et mézigue, grand glandu, qui lui réclame sa vieille môman. Y a de quoi se la passer au presse-purée à vapeur, non ?