Je me pointe recta au Fouquet’s (comme Tinville) et file droit au bar me jucher sur un tabouret cigogne. Ayant passé ma commande, je me mets à ressentir de légers picotements sur la nuque, signe évident que quelqu’un est en train de m’examiner. Nous autres, gens de haute volaillerie, nous possédons quelque six à huit sens supplémentaires, dont celui qui t’alerte lorsqu’un curieux t’examine à ce qu’il croit être ton insu. Ce qui revient à dire qu’avec nous, y a pas d’insu.
Au lieu de me retourner brusquement comme le ferait tout un chacun, toute une chacune, et peut-être aussi Tout Ankh Amon s’il était au Fouquet’s, je m’empare d’un shaker se trouvant à ma portée et me mets à le tripoter, comme machinalement, mais en m’en servant de réflecteur. Ce qui me permet de retapisser deux dames à une petite table basse. La courbe du shaker me propose une image déformée, terriblement étirée, il n’empêche[8] que je reconnais le commissaire Bernier dans l’une des deux femmes.
Pour lors, je me paie une volte.
Oui : it is bien elle, comme disent les Anglais. Elle et tu sais qui ? Sa maman ! Sa maman ou bien sa sœur très aînée. Toujours est-il qu’il s’agit d’une femme plus vieille que Dominique et qui lui ressemble d’une façon phallusinante. Une dame plus jolie qu’elle, ou, en tout cas, plus belle. Élégance raffinée, sublimement maquillée, sensuelle, rieuse de partout. Bref, le genre de personnes dont l’arrivée stoppe les conversations, suractive les glandes, assèche les gosiers et racornit les rétines les mieux lubrifiées.
Elle m’adresse une sorte d’espèce de sourire d’invite. Je détabourette aussitôt, en prenant grand soin de ne pas m’écraser deux ou trois testicules en cours d’opération, et m’empresse à la table de ces dadames, la bouche, le regard et le slip en cœur.
M’incline cérémonieusement.
— Mesdames !
J’attends qu’on me présente.
Dominique le fait.
— Le commissaire Saint-Antoine, ma mère !
Elle a fait exprès d’écorcher mon blase, de le franciser manière de me rabaisser le caquet.
La dame-maman me sourit de plus rechef en me proposant une main délicate et merveilleusement baguée que je baise en attendant mieux.
— Ma fille était précisément en train de m’expliquer qu’elle s’est comportée comme une petite sotte, fait-elle, et je la morigénais.
Quelle voix harmonieuse, suave ! Tu lui boufferais les syllabes à la source.
— Asseyez-vous, monsieur San-Antonio.
Elle a rectifié. Chère dame, de toute beauté. Ah ! la vraie femme que voici ! Quelle classe, maman ! Bourgeoise, certes, et même très grande bourgeoise, mais tellement bête de race ; tellement sensuelle. Elle n’aura jamais d’âge et, si Dieu lui accorde de vivre au-delà de quatre-vingts ans, continuera à troubler les hommes. Et moi qui sais, qui sens, qui veux, moi qui suis particulièrement moi-même en cet instant, je ne parviens pas à détacher mes yeux des siens, lesquels sont d’un mauve jamais vu. Et sa chevelure est blond cendré. Et sa bouche… Non, je te jure, sa bouche ! Dedieu de Dieu ! Elle vaut d’être vécue !
J’oublie mon grog prolétarien, m’assieds sur un pouf de cuir, les jambes repliées sous moi, la main pendante, le souffle économe, tout mon individu en gestation de je ne sais quoi d’indéfinissable et de capiteux.
Mme Bernier me raconte sa fille, étrange personnage, secret, volontaire, marginal. Depuis tout enfant s’appliquant à exister en dehors des traditions. Brillante aux études, en avance de deux ans. Dispense au bac. La lyre. Presque surdouée. Et déclarant tout de go qu’elle entend devenir commissaire de police puisque, désormais, la chose est possible. Commissaire, une Bernier, apparentée au Pran de La Gite ; Bernier, des chaussures Bernier, des moulins électriques Bernier, des produits laitiers Bernier, des bas Bernier, des comptoirs Bernier. Et que je vous fasse rire, monsieur San-Antonio : fille unique ! Je me rends compte du paxif qui l’attend, la môme. La dot himalayesque ! Les soupirants doivent se bousculer sur la ligne de départ ! Mais elle, foin de l’empire Bernier ; commissaire de police ! Elle leur joue Tintin dans la Rousse, la riche héritière ! On aurait pu lui offrir un prince, pour ce prix-là. P’t-être même le prince Charles, justement, vu que la Grande Albiuche est en déconfiture. Mais non : elle, c’est la Maison Pue-Pieds qui l’intéresse. Elle moule la pantoufle de vair pour la godasse à clous ! Une vocation ! Enfin, c’eût pu être pire : elle aurait pu entrer dans les ordres ou s’engager comme prostipute en Sud Amérique. La Police représente un moindre mal. Seulement, Mam’selle a conservé de ses origines douillettes un petit côté sucré. L’atavisme, quoi ! Elle supporte mal qu’on la charge comme une chambrière. Les distances ! Elle y tient. Pire : elle y croit.
Sa maman semble pas tellement déplorer la vocation de Dodo (elle l’appelle Dodo). Trouve la chose un peu farce. The gag ! Ma fille, le commissaire, elle doit roucouler dans son salon. Marrant ! Faut s’y faire, Parsifal !
Elle réprouve l’attitude de sa fifille, dame Bernier. Est-ce que je vais bien vouloir passer outre, absoudre, pardonner ?
— Mais voyons ! Comment donc !
Curieux, ce concours de circonstances, non ? Moi, ma gorge, le grog, le Fouquet’s. Et elles deux que je trouve en plein thé. L’harmonie du hasard. J’en cause souvent, parce qu’elle s’impose à tout bout de champ.
Comme nous nous pointons à 9 heures 2, le Vioque est déjà au restaurant, qui m’attend, pas joyce d’être arrivé le premier. Il effare en me voyant escorté de deux ravissantes femmes. Ne s’attendait pas.
— La surprise du chef, monsieur le directeur, plaisanté-je avant de procéder aux présentations.
Il en est ébloui, le cher chéri. Ces deux filles, bouquets somptueux, presque pareilles, tout juste différenciées par une vingtaine d’années qui furent complices pour la maman.
Lui, c’est Dodo qui le passionne. Mironton, il est survolté par la jeunesse. Et mézigue, je te le répète, c’est la maman qui file de la haute fréquence dans la hotte de mon Éminence. Tout est pour le mieux.
Singulier repas, bien que nous fussions au pluriel. Un moment de qualité. Mme Bernier (des chaussures, des produits laitiers, des préservatifs et des locomotives et de tout le reste et son train) gazouille d’abondance (de biens qui ne nuit pas). Le vieux fripon lui donne la République (je veux dire : la réplique). La môme Dodo joue son rôle de grande fille sage présentée par ses parents. Bon ton sur toute la ligne. Une squaw grand luxe qui ne sort pas de sa réserve.
Moi, tu m’as compris, je me suis placé face à la mère et j’ai déjà son escarpin entre mes tartisses.
Oh ! discret. Rien du butor. Quand nos pinceaux se joignent, je murmure brièvement : pardon, mais sans retirer mes nougats. Elle laisse quimper, la chère Maâme. Ne montre aucune complaisance pour la chose, mais aucune hostilité non plus. Tout cela est discret, presque suave.
Le Dabe, il connaît bien la firme Bernier : godasses, parapluies, nougats, tringles à rideaux, cycles et râpes à fromage. D’ailleurs, il connaît tout le Gotha, Pépère ; et le Golgotha, Gogol, Goldoni, le gold, le Golo (Corse), plus Goldorak et Golfe-Juan, que je me demande à quoi je joue en ce moment présent, c’est bien pour dire de tripoter des mots, des syllabes ! Et ce cher M’sieur LE Directeur à majuscules épanoui, radieux, cite les références. Le siège sociable à Bordeaux, les succursales à Poitiers, Tours, Nantes, Limoges, Pointe-à-Clown, La Bite-les-Yvelines, tout ça. Une véritable encyclopédie, incollable sur tout ce qui est noblesse, commerce, industrie, médecine, le dirluche. Il sait que le grand-père Bernier avait un comptoir à Pondichéry (bière et limonade). Que du côté femelle, chez les Pran de La Gite, on a été écuyer de Louis XV, décapité place de la Concorde, général sous l’Empire, Versaillais au temps de la Commune, héros de la 14–18 pendant la campagne des Dardanelles et dans l’entourage du maréchal Pétrin au cours de la désastro-victorieuse dernière qui a tant fait pour l’élan économique de l’Allemagne et du Japon.
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Melba, bien sûr, car si je compte parmi les géants de notre littérature, je suis un géant accroupi.