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Virginie Despentes

Baise-moi

PREMIÈRE PARTIE

Et parce que tu es tiède, et que tu n'es ni chaud ni froid, je te vomirais par ma bouche.

Fedor Mïkhaïlovttch D.

Ma mère m'avait dit que j'étais fait pour l'amour

Je ne connais que le sexe et même pas tous les jours.

SALE DÉF.

1

Assise en tailleur face à l'écran, Nadine appuie sur «Avance rapide» pour passer le générique. C'est un vieux modèle de magnétoscope, sans télécommande.

À l'écran, une grosse blonde est ligotée à une roue, tête en bas. Gros plan sur son visage congestionné, elle transpire abondamment sous le fond de teint. Un mec à lunettes la branle énergiquement avec le manche de son martinet. Il la traite de grosse chienne lubrique, elle glousse.

Tous les acteurs de ce film ont des faciès de commerçants de quartier. Le charme déconcertant d'un certain cinéma allemand.

Une voix off de femme rugit: «Et maintenant, salope, pisse tout ce que tu sais.» L'urine sort en un joyeux feu d'artifice. La voix off permet à l'homme d'en profiter, il se précipite sur le jet avec avidité. Il jette quelques coups d'œil éperdus à la caméra, se délecte de pisse et s'exhibe avec entrain.

Scène suivante, la même fille se tient à quatre pattes et écarte soigneusement les deux globes blancs de son gros cul. Un type semblable au premier la bourre en silence.

La blonde a des minauderies de jeune première. Elle se lèche les lèvres avec gourmandise, fronce le nez et halète gentiment. La cellulite bouge par paquets en haut de ses cuisses. Elle s'est légèrement bavé sur le menton et on voit bien les boutons sous le maquillage. Une attitude de jeune fille dans un vieux corps flasque.

A force de bouger son cul du plus convaincant qu'elle peut, elle parvient même à faire oublier son ventre, ses vergetures et sa sale gueule. Tour de force. Nadine allume une clope sans quitter l'écran du regard. Impressionnée.

Changement de décor, une fille noire aux formes contenues et soulignées par une robe de cuir rouge rentre dans une allée d'immeuble. Se fait bloquer par un type cagoule qui la menotte prestement à la rampe d'escalier. Puis il l'empoigne par les cheveux et la force à le sucer.

La porte d'entrée claque, Nadine grommelle un truc concernant «cette conne qui ne devait pas rentrer manger». Au même moment, le type du film dit: «Tu verras, tu finiras par l'aimer ma queue, elles finissent toutes par l'aimer.»

Séverine hurle avant même de quitter sa veste:

– Encore en train de regarder tes saloperies.

Nadine répond sans se retourner:

– T'arrives pile au bon moment, le début t'aurait déroutée, mais même à toi cette négresse doit pouvoir plaire.

– Eteins ça tout de suite, tu sais très bien que ça me dégoûte.

– En plus, les menottes c'est toujours efficace, j'adore ça.

– Éteins cette télé. Tout de suite.

C'est le même problème qu'avec les insectes qui s'habituent à l'insecticide: il faut toujours innover pour les liquider.

La première fois que Séverine a trouvé une cassette porno qui traînait sur la table du salon, elle a été tellement choquée qu'elle n'a pas protesté. Mais elle s'est considérablement endurcie depuis et il en faut toujours davantage pour la neutraliser.

De l'avis de Nadine, c'est d'une véritable thérapie qu'elle la fait profiter. Elle se débloque du cul, progressivement.

Pendant ce temps, la Black a effectivement pris goût au phallus du type. Elle le happe goulûment et fait bien voir sa langue. Il finit par lui éjaculer en travers de la gueule et elle le supplie de la prendre par le cul.

Séverine se poste à côté d'elle, évite scrupuleusement de regarder l'écran et passe dans les aigus crispants:

– T'es vraiment malade et tu finiras par me rendre malade.

Nadine demande:

– Tu pourrais aller à la cuisine, s'il te plaît? Je préférerais me masturber devant la télé, ça me gonfle de toujours aller faire ça dans ma chambre. Remarque, tu peux rester si tu veux.

L'autre s'immobilise. Elle essaie de comprendre ce qui se passe et de trouver quoi répondre. Pas facile pour elle.

Satisfaite de l'avoir décontenancée, Nadine éteint le magnétoscope: «Je plaisantais.»

Visiblement soulagée, l'autre boude sans conviction puis se met à parler. Elle raconte quelques conneries sur sa journée de travail et file à la salle de bains voir la tête qu'elle a. Elle se traque le corps avec une vigilance guerrière, déterminée à se contraindre le poil et la viande aux normes saisonnières, coûte que coûte. Elle glapit:

– Et personne n'a appelé pour moi?

Elle s'acharne à croire que le garçon qui l'a grimpée la semaine passée va se manifester. Mais ce garçon n'avait pas l'air stupide et il est peu vraisemblable qu'il le fasse.

Séverine pose la même question tous les jours. Et tous les jours, se répand en lamentations courroucées:

– Jamais j'aurais cru qu'il était comme ça. On avait super bien discuté, je comprends pas pourquoi il rappelle pas. C'est dégueulasse, comment il s'est servi de moi.

Servi d'elle. A croire qu'elle a le con trop raffiné pour qu'on lui fasse du bien avec une queue.

Elle profère quant au sexe des inepties du genre avec une déroutante prodigalité, discours complexe et rempli de contradictions non assumées. Pour l'instant, elle répète avec véhémence «qu'elle n'est pas une fille comme ça». Pour Séverine, le générique «fille comme ça» résume correctement ce qui se fait de pire dans le genre humain. Sur ce point précis, elle mériterait d'être rassurée: elle est conne, sidérante de prétention, sordide d'égoïsme et d'une écœurante banalité dans le moindre de ses propos. Mais elle n'est pas une fille facile. Conséquemment, elle se fait très rarement besogner, elle en aurait pourtant grand besoin.

Nadine la regarde de côté, résignée à faire office de confidente. Elle suggère:

– Rédige un contrat pour une prochaine fois. Comme quoi le type s'engage à te tenir compagnie le lendemain, ou à te rappeler dans la semaine. Tant qu'il signe pas, t'écartes pas.

Il faut encore un peu de temps à Séverine pour comprendre si elle doit prendre ça pour une attaque, une boutade ou un judicieux conseil. Elle opte finalement pour un petit rire délicat. Subtilité affectée d'une effroyable vulgarité. Puis elle poursuit impitoyablement:

– Ce que je ne comprends pas, c'est que ce n'est pas le genre de mec à sauter sur n'importe quelle fille, autrement j'aurais pas voulu dès le premier soir. Il s'est vraiment passé un truc entre nous. En fait, je crois que je lui ai fait peur, faut pas croire: les garçons ont toujours peur des filles qui ont une forte personnalité.

Elle aborde volontiers le thème de sa «forte personnalité». Tout comme elle évoque facilement sa vive intelligence ou l'étendue de sa culture. Enigme du système mental, Dieu seul sait comment elle s'est mis ça en tête.

Il est vrai qu'elle soigne sa conversation. Elle l'émaille de bizarreries dûment accréditées par le milieu qu'elle fréquente. Elle se compose également une série de références culturelles qu'elle choisit comme ses accessoires vestimentaires: selon l'air du temps, avec un talent certain pour ressembler à sa voisine.

Elle s'entretient donc la personnalité comme elle entretient l'épilation du maillot, car elle sait qu'il faut jouer sur tous les tableaux pour séduire un garçon. Le but ultime étant de devenir la femme de quelqu'un et, avec le mal qu'elle se donne, elle envisage de devenir la femme de quelqu'un de bien.

L'intuition masculine aidant, les garçons se tiennent à bonne distance du bonsaï. Elle finira pourtant par s'en attacher un. C'est alors dans son crâne à lui qu'elle fera ses besoins quotidiens.