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Elle branche son nouveau casque. Monte le volume à fond. You can 't bring me down. Ça change tout. Mur de guitare droit dans son sang; maintenant, elle se rend bien compte que si elle shootait dans un immeuble il s'effondrerait tout de suite. Pour le prix, le casque est bien, tout n'est pas complètement pourri dans cette journée.

Assise dans le métro, elle regarde ses mains. Un type à côté d'elle lui sourit. Elle fait comme si elle ne l'avait pas vu.

N'empêche, et même si ça fait cher, le vieux con est bien content qu'il y ait des filles comme elle pour se soulager.

Se coucher pour se faire remplir, servir à tour le monde. Est-ce qu'elle a ça dans le sang?

C'est vrai que c'est beaucoup d'argent. Elle ne sait toujours pas si c'est pour pas grand-chose. Mais leur bite pue le moisi quand elle les prend dans sa bouche. Ça reste quand même moins pénible que d'aller travailler.

Quand même, pas si facile que ça, se coucher sans faire la grimace. Au début, on croit qu'il suffit d'avoir les trois trous pour se faire foutre et penser à autre chose, le temps que ça dure. Mais ça dure bien après, suffit pas de se doucher et de claquer la porte.

Désir forcené de saccager quelque chose, quelque chose de sacré. Elle aime bien ce travail.

Une voix de gamine résonne dans son crâne: «Maman, qu'est-ce que j'ai qui va pas?» Sans que Nadine se souvienne exactement de quoi il s'agit.

Le type à côté d'elle se penche pour lui dire quelque chose. Elle ne tourne pas la tête.

Elle ne parle jamais à personne de ce qu'elle fait. Elle n'a pas honte de ça. Il y a de l'orgueil à se mettre aussi bas, un héroïsme dans la déchéance. Elle a du mépris pour les autres, ceux qui ne savent rien et la prennent de haut quand elle passe, parce qu'ils s'imaginent qu'ils ont plus de dignité.

Ça lui va bien comme métier. Surtout quand le moment vient de claquer la thune. Dévaliser un supermarché, y croiser des femmes qui choisissent leurs amants, celles qu'on baise gratuitement. Celles-là comptent leurs sous pour nourrir la famille.

Elle se rend compte qu'elle sourit dans le vide. Le monsieur à côté d'elle prend ça pour lui et pose une main sur son épaule pour qu'elle ôte son walkman et l'écoute. Elle se lève et va attendre à l'autre bout du quai.

You'd better take a walk in my wood. Youd better take a walk in the real world.

Tué quelqu'un.

Elle a quand même beaucoup de mal à s'habituer à cette idée.

Elle entend Séverine hurler avant même d'avoir refermé la porte.

– Que tu te serves de mon whisky sans me demander, déjà ça me plaît moyen. Mais tu pourrais quand même le ranger, non?

– J'en ai laissé, c'est déjà un effort, non?

Nadine va dans sa chambre se changer. L'autre la suit:

– À chaque fois, c'est pareil; si je fais une réflexion, tu réponds une connerie et tu t'en vas. T'es incapable de dialoguer. Et pour cohabiter, il faut dialoguer. Ça demande du respect et des efforts, tu vois, et ça, je sais pas si tu en es capable…

Nadine enfile un pull. L'autre n'ose jamais demander franchement pourquoi elle se met en jupe et en talons plusieurs fois dans la semaine.

Qu'est-ce qu'elle dira quand elle apprendra pour Francis? Qu'est-ce qu'ils diront, tous?

Séverine continue à lui expliquer comment ça se passe quand on habite ensemble. C'est une jolie fille. Élégante, presque raffinée. Manque de grâce quand elle bouge. Pas agréable à regarder quand elle est en mouvement. Comme si son corps la gênait. Cette fille manque d'émotion. Son cou est immense, d'une parfaite blancheur. Quelle connerie elle va inventer quand elle apprendra pour Francis? Elle n'a pas le droit d'en parler, pas le droit de coller un de ses sales avis là-dessus.

Avant même qu'elle en ait l'idée, les mains de Nadine trouvent d'instinct leurs marques le long du cou de Séverine et l'enserrent avec rage, implacablement. La faire taire. À califourchon sur elle, Nadine la maintient au sol. Sans rien penser. Concentrée, appliquée. Quand elle baise, des fois, elle a l'impression d'être sortie d'elle-même, de s'oublier un moment. Elle déconnecte la partie qui observe et commente. Ça lui fait cet effet. Quand elle revient à elle, elle est en train d'étrangler Séverine.

C'est donc vrai, le truc de la langue qui dépasse un peu. Et le truc des yeux révulsés aussi.

Elle se relève et tire ses cheveux en arrière. Plusieurs fois, elle a rêvé qu'elle avait un corps à cacher. Elle le découpait en morceaux et quelqu'un arrivait; du coup, elle balançait des morceaux un peu partout et il fallait qu'elle prenne le thé avec des invités. Des membres déchirés planqués sous la banquette, glissés sous les coussins. Dans ce rêve qu'elle fait souvent, il faut qu'elle fasse la conversation, comme si de rien n'était. Alors qu'un bras arraché dépasse de sous la commode.

Elle ne peut raisonnablement pas découper le corps de Séverine pour le cacher. Ça serait pourtant le plus simple, la traîner dans la baignoire, la débiter en petits bouts, ranger tout ça dans des sacs poubelle et la mettre au Frigidaire. Puis s'en débarrasser progressivement, la répartir dans la ville…

Elle n'a pas le temps de faire ça, il faut qu'elle parte dès ce soir.

Combien de temps mettra-t-on à la découvrir, si elle laisse tout dans cet état? Combien de temps avant de forcer la porte? Qui s'inquiétera? Séverine travaille en intérim, elle vient de finir une mission. Donc personne ne s'inquiétera pour elle au travail. Sa mère a l'habitude de rester plusieurs semaines sans nouvelles. Elle ne voit personne régulièrement. Ça prendra donc un certain temps avant qu'on ne force la porte. C'est peut-être pour ça qu'elle tenait tellement à trouver un copain… Pour être sûre que quelqu'un s'inquiète au cas où elle disparaisse. Nadine peut bien la laisser pourrir sur place, personne ne souffrira assez de son absence pour s'occuper de son sort.

Dans ses affaires, Nadine cherche les trucs que Francis lui a demandé de lui rapporter. Ça lui ressemble bien de vouloir un ceinturon et un bouquin pour un départ définitif. Les choses ont l'importance qu'on leur donne. Ça le regarde. Et pour elle, pour partir pour toujours, qu'est-ce qu'elle emmène? Elle n'a pas d'idée. Déjà gamine, quand elle faisait des fugues, elle ne savait jamais quoi prendre. Elle fouille dans ses cassettes, en embarque une dizaine, elle prend aussi la bouteille de whisky et le chéquier de Séverine. Elle enjambe le cadavre plusieurs fois.

Le téléphone sonne. Le téléphone lui a toujours semblé hostile et menaçant. Pas moyen de savoir qui appelle ni pourquoi. Toujours la même sonnerie, quelle que soit la nouvelle. L'impression que les gens de dehors cherchent à la surveiller, la traquent jusque chez elle et lui font bien comprendre qu'ils peuvent rentrer quand ils veulent. À présent, elle a fait ce qu'il fallait pour que sa peur du téléphone soit légitime. Toutes ces angoisses stupides, et la peur en sourdine. Cette impression d'être sursitaire. Toutes ces choses qui lui sont familières et qui n'avaient pas de sens. À présent, elle a fait ce qu'il fallait pour que sa propre réalité et la réalité des autres coïncident un peu mieux.

Son nouveau casque lui fait un peu mal aux oreilles.

L'essence même du mal. Toutes nos grandes villes, toutes nos belles filles, autant de foyers d'infamie!

Nadine se demande si elle doit prendre le bus ou le métro pour être sûre d'avoir le dernier TGV. Elle n'a pas eu le temps de se doucher.

10

Putain de sa race, sa poitrine va exploser. Trop couru. Manu se demande si elle retrouvera tout son souffle un jour Ça lui revient distinctement, l'effet que ça lui a fait d'entendre ça. Le cri de Karla quand la tôle l'a cognée. Le bruit sourd du corps contre le capot. Elle n'a pas vu grand-chose, elle a couru tout de suite, presque avant que ça arrive. Au moment où elle partait, sa tête a enregistré le hurlement et le drôle de bruit.