Elle s'arrête dans un bar, fouille dans ses poches, aligne ce qui lui reste de monnaie. Compte en étalant ses pièces sur le comptoir.
– Je voudrais un whisky, et je voudrais téléphoner.
Elle appelle les flics, dit:
– Y a une fille sur les quais, à hauteur de la boîte de nuit, juste en dessous, là où il y a des arbres. Je l'ai vue se faire culbuter par une voiture. Je sais pas si elle bouge encore, mais ce serait bien d'aller voir.
Elle appelle les pompiers dans la foulée; les flics, elle n'a pas confiance parce qu'elle parle trop mal. Mais lès pompiers lui inspirent davantage confiance.
Elle vide son verre d'un trait, évite de s'attarder dans le bar, des fois que les flics rappellent. Maintenant, il s'agit de rentrer à la maison et de se mettre le compte jusqu'à tomber.
Elle rentre à pied, se méfie de toutes les voitures, des fois qu'ils la cherchent. En même temps, elle se demande à qui elle pourrait bien emprunter de la thune.
Chez Tony, ils les ont vues partir ensemble. Ça va lui faire des embrouilles quand ils vont identifier Karla. Elle prétendra qu'elle est rentrée chez elle tout de suite, qu'elle n'est pas allée au bord de l'eau. Les flics vont quand même l’emmerder.
Elle arrive chez elle et elle n'a toujours pas trouvé qui pourrait lui prêter assez d'argent pour acheter une bouteille. Pas question qu'elle rentre comme ça, elle va démolir les murs à coups de boule. Dommage qu'il n'y ait plus un seul commerçant du quartier pour lui faire crédit.
Finalement, elle reconnaît Belkacem sur un scooter flambant neuf. Elle l'appelle:
– S'il te plaît, t'as pas dix sacs à me prêter? Je te les rends demain, tu passes chez moi.
Le gamin lui tend le billet sans faire de commentaire, un chouette gosse. Il demande:
– T'as déjà l'air bien arrangée. Tu t'es battue?
– Non, je suis tombée toute seule. C'est pour ça, faut que je boive pour dormir. Tant que je marche, je tombe.
– T'es au courant pour Radouan?
– Ouais, je sais, tout le monde le cherche. Il déconne, il marche jamais droit celui-là…
– Non, c'est pas ça. Là, ils l'ont trouvé. Moustaf et ses potes l’ont coincé tout à l'heure. Et je crois bien qu'il a compris cette fois…
– Ils l'ont dérouillé?
– Sévère, oui. On sait pas exactement ce qu'il a. Il est à l'hôpital. Une chance pour lui qu'il ait encore la tête sur les épaules. C'est tout ce qui lui reste de pas brisé, je crois bien… Et encore… Ils lui ont arrangé la face au vitriol. C'est pour l'exemple, ça brassait trop ces temps sur le quartier, c'est histoire de faire passer le goût de déconner aux autres…
– T'as tout vu?
– J'ai rien vu. J'ai vu que quand l'ambulance est venue le chercher, ils savaient pas trop comment faire pour le transporter. Ça donnait pas envie d'être à sa place.
– De l'acide dans la gueule? Ça te change un parcours, ça… Tu sais ce qu'il avait fait, toi?
– Il avait pas payé des trucs, il a pas vendu où il devait… Un peu n'importe quoi, il a fait, quoi. Et, en plus, il a fait le beau les premières fois qu'ils sont venus le voir, ambiance j'ai peur de personne…
– Merci pour tes dix sacs. C'est cool, c'est excessivement cool. Ciao, Belkass.
Elle rentre dans l'épicerie du coin. Paie sa bouteille de Four Roses, Rentre chez elle. S'assoit devant la télé. Boit par grandes rasades. Le téléphone sonne. Elle va pas se laisser emmerder par le téléphone. Elle arrache la prise.
C'est des moments comme ça. Des journées catastrophes. Elle a déjà descendu plus de la moitié de la bouteille. Elle n'est même pas assommée. Ça la met dans une rage noire. Une rage inquiète. Elle veut être raide défoncée le plus vite possible; surtout ne pas avoir le temps de réfléchir à ce qui s'est passé aujourd'hui.
Elle finit la bouteille. Toujours pas endormie. Mais grandement soulagée. Ça lui a simplifié les idées, l'alcool porte conseil.
Elle enlève ses sapes toutes déchirées et maculées de terre. Elle enfile un Jean. Elle a la peau marquée, traces jaunâtres le long des bras. Demain, ça fera des mortels bleus. Elle met des lunettes noires et embarque le pied-de-biche que Radouan a laissé là il y a peu.
Elle traverse la rue, rentre quelques allées plus loin. Monte jusqu'au dernier étage et frappe à la porte de Lakim. Il n'est pas là, c'est l'heure à laquelle il fait son business. Son appartement est sous les toits. Il y a une fenêtre au-dessus de sa porte. L'échelle pour y accéder est rangée dans le placard, à côté du compteur EDF.
Manu monte sur les toits sans problème. Elle fait bien attention de ne pas se casser la gueule. Elle éclate la fenêtre avec son pied-de-biche, l'ouvre et pénètre chez Lakim.
Elle connaît bien l'endroit, elle y a passé suffisamment de temps. S'il y a un seul meuble dans cette pièce contre lequel elle ne s'est pas fait besogner, alors elle est encore vierge. Malcolm X au mur, encadré par deux boxeurs. Dans une caisse fermée à clé qu'il planque derrière le Frigidaire, il y a toute la thune qu'il a mise de côté depuis qu'il deale. C'est le seul dealer de sa connaissance capable de faire des économies. Il se méfie des banques parce qu'il craint qu'on lui demande d'où il sort tant d'argent. Manu a découvert cette planque par hasard, une fois qu'elle avait fait tomber une petite cuillère derrière le frigo et que, par pure intuition, elle avait cherché à la récupérer. Par contre, elle ne sait pas où est la clé de la caisse, elle s'occupera de ça plus tard.
Dans le dernier tiroir du bureau, il y a un flingue et des cartouches. Lakim l'a plusieurs fois emmenée faire du tir. Elle aimait bien le bruit. Mais ça ne la passionnait pas outre mesure.
Elle ressort par la porte, la caisse en fer sous le bras et le gun pèse lourd dans son sac.
À mieux y réfléchir, elle est quand même bien défoncée et elle titube légèrement en allant chez Moustaf, deux rues plus bas. Elle sonne, il ouvre immédiatement. À vrai dire, elle aurait préféré qu'il soit pas là. Mais puisque c'est comme ça que ça s'enchaîne… Il dit:
– T'as ta sale gueule de quand t'as trop bu, toi. Qu'est-ce que tu me veux?
Sans la laisser rentrer. Manu demande:
– T'es tout seul?
Le visage de Moustaf s'adoucit. Il sourit:
– Paraît que ça va pas fort entre Lakim et toi? Ça fait un bail que t'es pas venue me voir. Je te manque?
Elle le pousse dans l'appartement avec l'épaule. Plus bas, elle dit:
– Non. Je suis venue te dire que ça va pas ce que vous avez fait à Radouan. Personne a le droit de faire ça à un môme.
Elle a posé la caisse par terre et elle fouille dans son sac. Elle l'entend déclarer:
– J'ai pas de conseil à recevoir de toi. Tu t'es vue? T'es qu'une loque.
– Tu recevras plus conseil de grand monde, connard, et je suis sûrement la dernière loque que tu vois. Alors profites-en…
Elle tire une fois, à bras tendu. Ça lui secoue l'épaule, ça fait un bruit d'enfer. C'est moins spectacle qu'au cinéma. La tête qui explose, il tombe en arrière. N'importe comment, on dirait qu'il ne sait pas s'y prendre. C'est pas pareil qu'au cinéma. Elle s'approche de lui parce qu'il doit avoir de l'argent plein les fouilles. En plein dans la gueule qu'elle l'a eu. De la bouillie de visage. Elle ne peut pas se résoudre à le toucher pour le fouiller.
Elle ne pensait pas qu'elle tirerait. Elle était venue pour ça, mais elle croyait que quelque chose l'en empêcherait.
Avant de sortir, elle vide un grand sac de cuir noir et y met la caisse de Lakim. Elle fouille un peu la cuisine et trouve une bouteille de gin au frigo. Pas qu'elle aime spécialement le gin, mais c'est quand même un alcool fort.