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Elle se fait rire toute seule. Nadine se lève pour se remplir un verre. Dans la chambre à côté, un mec s'engueule avec sa copine. Nadine demande:

– Comment on va faire pour l'argent?

– Des casses pourris, plein. Faire couler le sang, à flots. Du grand spectacle, on va foutre une émeute dans toutes les petites communes. On va braquer des épiceries, des petites vieilles…

– Tu as une idée de par quoi on commence?

– Bien sûr que non. Pourquoi veux-tu que je sache mieux que toi ce qu'on doit faire pour les francs? On va se promener, on va bien voir. Tu te prends trop la tête, c'est pas la peine de prévoir des trucs; de toutes façons, ça se passe jamais comme on prévoit. Y a pas de contrôle. Faut y aller à l'instinct, compter sur la chance. Moi, c'est comme ça que je vois ça, en tout cas.

Nadine hausse les épaules:

– Moi, il faut que je rachète des piles pour mon walkman.

– Et moi, des rasoirs pour mes jambes. Tu vois, tout de suite on a des projets d'avenir. Tu me décolores les veuch?

Manu est assise sur une chaise, face au mur. Elle mange un Mars, mâche la bouche grande ouverte, déglutit bruyamment. Debout derrière elle, Nadine étale la crème décolorante. La petite a les cheveux vraiment fins, on voit son crâne par endroits. Elle lui caresse la tête en répartissant la mousse blanche, elle est contente de la toucher. Elle fait attention à être douce, la masse précautionneusement. Elle voudrait bien lui faire du bien. Manu braille:

– Y a un truc spécial que t'as envie de faire, toi? Un truc que tu voudrais absolument voir avant de crever?

Nadine réfléchit un long moment, répond:

– Du sexe avec un trav, ça me dirait bien. Mais on peut pas dire que j'y tienne énormément non plus.

– Sur la chaise électrique, ils apprécieront sûrement l'extrême délicatesse de tes dernières volontés. Moi, j'me taperais bien un garçon genre celui d'hier. Souriant, la bite bien propre, compréhensif et calme.

Elle ouvre une boîte de Smarties:

– Putain de décolo, comment ça pue, j'y crois pas une seule seconde! Quelle daube! En plus, en blonde, j'vais faire carrément caissière.

Plus tard, Manu se rase les jambes avec un Bic jaune qu'elle a retrouvé dans ses affaires. Nadine, couchée sur le lit, crame les draps avec le bout de sa clope. Elle dit:

– C'est quand même marrant: un petit pharmacien bute un keums sous prétexte qu'il doit être toxico. Et comme ce keums est soupçonné d'être un assassin, ça n'émeut plus personne. Ils manquent de logique.

– C'est carrément mal organisé, tu veux dire. Il suffit de faire un petit pas de côté, style il suffit de tuer quelqu'un pour qu'ils fassent bloc contre toi. Honnêtement, j’crois qu'il faut pas s'occuper de ça, tu devrais ouvrir une bouteille. Je vois bien que t'as pas le compte et, du coup, rien ne va plus.

Nadine écrase sa clope sur la moquette framboise, une drôle de couleur pour par terre, comme d'habiter dans un dessin animé. Elle se lève et se regarde dans le miroir. Ça lui fait la face saugrenue, les cheveux auburn. Vieille hippie toute bouffie. Elle perce ses points noirs sur les ailes du nez, ils giclent par plusieurs, comme des petits ressorts blancs. Dans la glace, elle observe Manu pendant qu'elle se rase le haut du sexe. Pour ne laisser qu'une bande au-dessus des lèvres. La barre du haut est légèrement tordue. Elle dit:

– C'est ridicule comme ça.

– T'y comprends rien. C'est cool comme ça, et pis ça fait femme actuelle.

Nadine fixe la baignoire un long moment. Elle dit:

– De toutes façons, il cherchait la balle.

– Saloperie de rasoir, je me suis coupée de partout, j'y crois pas une seule seconde. Quelle merde…

– C'est con, en fait, c'est vraiment con. En plus, il t'aurait sûrement bien plu si tu l'avais rencontré.

– Apparemment, j'aurai pas ce plaisir. On va pas passer la journée là, y a plus rien à boire. Faut qu'on sorte voir le monde.

– On fait quoi, alors?

– On traque la bonne étoile, on va laisser la nique-tanière side of our soul s'exprimer comme elle l'entend… J'en sais rien de ce qu'on va faire. Mais en ce qui te concerne, tu vas commencer par me laisser tranquille et cesser de me demander ce qu'on fait toutes les dix minutes.T'es pas en colo, essaie de te rentrer ça dans le crâne.

7

Elles fument une clope sous un porche. Sur le trottoir d'en face, il y a un distributeur automatique. Plusieurs personnes font la queue pour retirer de l'argent. Manu crache de côté:

– Je vois pas qui on attend; le prochain, c'est le bon.

Le prochain, c'est une dame d'une quarantaine d'années, foutrement bien conservée. Tailleur bleu marine bien coupé, la jupe juste au-dessus du genou. Impeccable. Les cheveux savamment relevés en chignon découvrent la nuque rigide et fine. La cheville tremble à peine, juste ce qu'il faut, tendue par le talon.

Manu se tient derrière elle, une carte à la main, comme si elle attendait son tour. Les doigts de la femme sont un peu courts et rougeauds. Bien que parfaitement manucurée, sa main trahit la grosse paysanne. Nadine ne pouvait pas surveiller parce qu'elle est trop myope pour repérer son code, elle les attend un peu plus loin.

Elles emboîtent le pas à la femme, son cul un peu lourd ondule joliment sous sa jupe. Après s'être vaguement assurée que personne ne les regarde, Nadine empoigne la femme par les cheveux, tord sa tête vers l'arrière puis la force à s'engouffrer dans l'allée. La dame résiste à peine, elle n'a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrive. La peau de son visage ressemble à un tissu très délicat. La femme rassemble ses esprits, proteste et se débat. Nadine sent son corps résister et cogner contre sa hanche, son parfum entêtant. Elle n'a pas de mal à la maîtriser parce que les mouvements de résistance de la femme sont désordonnés et manquent de force. Elle lui en veut brusquement d'être incapable de se défendre et de faire autant de bruit, elle sent grimper en elle du sale plaisir à faire mal. Elle saisit le visage à deux mains et le fracasse contre le mur, du plus fort qu'elle le peut et à plusieurs reprises. Jusqu'à ce que Manu la pousse de l'épaule, colle le canon juste dessous la mâchoire et tire sans hésiter. Nadine ramasse le sac en cuir marron dans lequel elle fouille pour trouver la carte et le portefeuille. Elles sortent.

Une fois dans la rue, Nadine sent la peur lui fuser dans la gorge et les bras. Jusqu'à ce moment, elle n'a pas réfléchi, les gestes sont venus, automatiques. De drôles de gestes, d'une effarante efficacité. Automatiques.

Elle a enregistré tous les détails. Ils lui reviennent à mesure qu'elles marchent. Les yeux de la femme se refusent à croire ce qui arrive, ces yeux ouverts en grand disent: «Ce n'est pas possible.» Ils se débattent et scrutent pour comprendre. Les cheveux de la dame sont soyeux et parfumés, le chignon se dénoue quand elle la bouscule pour la faire avancer. Le canon noir et brillant s'approche de la ligne claire du menton, la gorge offerte, les mains de la femme qui tâtonnent, se protègent gauchement, cherchent à se libérer. L'incroyable détonation. Changement de tableau. Les yeux intacts surplombent un carnage de visage, le sang coule abondamment, épongé par le tissu du tailleur bien coupé. Les cheveux défaits et tachés, les jambes pliées n'importe comment.

Cette formidable détonation, la ligne du menton est partie en bouillie. La femme entière est partie en purée.

Manu descend la fermeture de sa veste noire, ôte sa casquette et balance le tout dans la première benne à ordures qu'elles croisent. Nadine l'imite, son blouson est taché à la manche, comme si on lui avait gerbé de l'hémoglobine dessus. Elles se remettent à marcher, sans échanger un mot. Au bout d'un moment, Manu rompt le silence:

– Ouais, ben c'est comme quand le film était bon, ça laisse un peu sur le carreau juste après…