Nadine s'étire, compatit sincèrement avec le pauvre bougre qui s'y laissera prendre. Elle se lève et va chercher une bière. Séverine la suit à la cuisine sans s'interrompre. Elle en a fini avec le goujat qui ne rappelle pas, elle reprendra ça demain. Elle s'attaque avec ardeur à l'inventaire des derniers ragots.
Appuyée contre le Frigidaire, Nadine la regarde mâcher sa salade.
Elles ont emménagé ensemble pour des raisons purement pratiques. Petit à petit, la cohabitation est devenue pathologique, mais ni l'une ni l'autre n'ont les moyens d'habiter seule. De toutes façons, Nadine ne peut se présenter aux régies alors qu'elle n'a aucune fiche de paie. Et Séverine la supporte mieux qu'elle en a l'air. Fondamentalement masochiste, elle éprouve un certain plaisir à être brusquée. Perverse sans convivialité.
Nadine finit sa bière, fouille le cendrier à la recherche d'un mégot récupérable parce qu'elle a la flemme de descendre au bureau de tabac. Elle trouve un joint qu'on a laissé s'éteindre à moitié fumé. Il reste largement de quoi être raide et cette découverte la met de bonne humeur.
Elle attend patiemment que Séverine reparte travailler, lui souhaite courtoisement bonne journée. Elle fouille dans sa chambre parce qu'elle sait qu'elle y a caché du whisky. Puis elle s'en remplit un large verre et s'installe devant la télé.
Elle allume le biz, s'applique à retenir la fumée le plus longtemps qu'elle peut. Pousse le volume de la chaîne à fond et met le magnétoscope en marche sans le son.
Im tired of always doing as I’m told, your shit is starting to grow realfy old, l'm sick of dealing with all your crap, you pushed me too hard now watch me snap.
Elle sent la distance entre elle et le monde brusquement pacifiée, rien ne l'inquiète et tout l'amuse. Elle reconnaît avec joie les symptômes d'une infinie raideur.
Elle se laisse glisser au fond du fauteuil, se débarrasse de son pantalon et joue avec sa paume au-dessus du tissu de sa petite culotte. Elle regarde sa main bouger entre ses cuisses en cercles réguliers, accélère le mouvement et tend son bassin.
Elle relève les yeux sur l'écran, la fille penchée sur la rampe d'escalier secoue la tête de droite à gauche et son cul ondule pour venir engloutir le sexe du garçon.
There's an émotion in me, there’s an émotion in me. Emotion n ° 13 blows my mindaway, it blows me away.
2
Mais on ne peut pas rester sans rien faire.
L'enfant proteste avec véhémence. Désolé et choqué de ce que Manu se résigne aussi facilement. Il reprend sur un ton de reproche:
– C'était un de tes meilleurs amis, il est mort assassiné. Et tu restes là, sans rien faire.
Jusque-là, il s'en était tenu à un discours prudent et général sur la violence policière, l'injustice, le racisme et les jeunes qui doivent réagir et s'organiser. C'est la première fois qu'il la somme aussi directement de partager son indignation.
Il évoque les émeutes que l'accident devrait susciter avec une émotion visible. Comme d'autres parlent boxe, sexe ou corrida. Certains mots-clés déclenchent en lui une projection interne où il se voit viril face aux forces de l'ordre, renversant des voitures aux côtés de camarades très dignes et résolus. Et ces images le bouleversent. Il est sublime et héroïque.
Manu n'a pas l'âme d'une héroïne. Elle s'est habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule.
Il n'y a strictement rien de grandiose en elle. À part cette inétanchable soif. De foutre, de bière ou de whisky, n'importe quoi pourvu qu'on la soulage. Elle en rajoute même un peu dans l'apathie et le sordide. Ne déteste pas se vautrer dans le vomi. Elle est en relative osmose avec le monde, trouve presque tous les jours de quoi boire et un garçon pour l'enfiler.
L'enfant ne se rend pas compte de ça, combien la révolution est trop loin de son trou pour l'intéresser. De plus, il faut pour s'exalter comme il le fait un sens de la sublimation et du respect de soi qui font défaut à Manu.
Elle fouille dans un tiroir à la recherche d'une bouteille de vernis à ongles. Elle l'interrompt sèchement:
– Qu'est-ce que tu viens me faire chier à domicile toi? Mais, putain, d'où tu sors pour me donner des leçons? Et comment tu peux affirmer qu'il a été assassiné?
– Tout le monde le sait, tu disais toi-même que…
– Je raconte ce que je veux et je bois assez pour qu'on y fasse pas attention. En plus, moi j'ai dit que ça lui ressemblait pas de se pendre et c'est toi qu'as traduit que c'était les flics qui l'avaient rectifié. Et je te déconseille de confondre mes conneries avec les tiennes.
Elle a trouvé sa bouteille de vernis et la tient serrée dans son poing qu'elle brandit très près du nez de l'enfant. Il se rétracte prudemment, bredouille quelque chose signifiant qu'il s'excuse, qu'il cherchait pas à la blesser. En partie, parce qu'il n'est pas méchant; en partie, parce qu'il la croit capable de lui fracasser la tête. Elle n'a pas la violence maîtrisée et elle n'attendra pas que le moment soit politiquement adéquat pour se défouler.
L'enfant a raison de battre en retraite parce qu'elle est effectivement sur le point de le cogner.
Elle sait tout aussi bien que lui que Camel ne s'est sûrement pas pendu tout seul. Il était trop fier pour ça. Et même s'il n'était pas très doué pour vivre, il y trouvait suffisamment d'agréments pour continuer encore un moment. Et surtout, Camel ne se serait pas suicidé sans égorger une bonne demi-douzaine de ses contemporains. Elle l'a assez connu pour en être persuadée. Ils s'entendaient plutôt bien, traînaient volontiers ensemble et partageaient les mêmes théories sur quoi faire pour bien rigoler.
Son corps a été découvert la veille, pendu dans un couloir. Les dernières personnes à l'avoir vu vivant sont les flics responsables de sa conditionnelle. Personne ne saura jamais ce qui s'est réellement passé. Et l'enfant a raison, c'est difficile même pour elle d'admettre ça sans rien faire. Elle y parviendra cependant.
Elle n'aime pas les ruses qu'il déploie pour l'associer à son indignation, ni qu'il cherche à s'approprier cette mort pour servir ses convictions. Il a le sentiment que ce cadavre lui revient de droit, sera politique ou ne sera pas. Il la méprise ouvertement pour sa lâcheté. Manu lui trouve la gueule singulièrement épargnée pour se permettre du mépris, elle pourrait arranger ça.
Elle prend soin d'ouvrir une bière d'avance avant de commencer à se vernir les ongles. Elle sait d'expérience qu'elle a soif bien avant qu'ils soient secs. Elle hésite, puis en propose une au morveux pour lui montrer qu'elle ne lui en veut pas plus que ça. D'ici peu de temps, elle sera trop déchirée pour que cette histoire l'affecte. Elle finit toujours par bien se faire à l'idée qu'il y a une partie de la population sacrifiée; et dommage pour elle, elle est tombée pile dedans.
Elle met autant de vernis sur la peau que sur les ongles parce que sa main tremble toujours un peu. Pourvu que ça fasse de la couleur sur les queues quand elle les branle…
L'enfant a un regard réprobateur en la voyant faire. Le vernis à ongles ne fait pas partie de ce qu'il considère comme juste. C'est une marque de soumission à la pression machiste. Mais comme Manu appartient à la catégorie des oppressés victimes d'un manque d'éducation, elle n'est pas tenue d'être éthiquement correcte. Il ne lui tient pas rigueur de ses manquements, il a juste pitié d'elle.
Elle souffle bruyamment sur sa main gauche avant de commencer la droite. L'enfant lui fait penser à une vierge égarée dans les douches d'une prison pour hommes. Le monde ambiant l'offense avec un acharnement lubrique. Il est effarouché par tout ce qui l'entoure, et le diable use de tous les coups de vice pour lui défoncer la pureté.
On sonne à la porte. Elle lui demande d'ouvrir en agitant les mains pour que ça sèche plus vite. Radouan entre.