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16

Le soleil brûle encore, bien qu'il soit déjà tard. Manu, assise sur une bouche d'incendie, dit qu'elle veut apprendre à conduire:

– Ça doit être chouette. D'autant qu'on s'en fout: si on explose une caisse, on en trouvera une autre.

Nadine hausse les épaules, dit qu'elle peut lui apprendre. Elle ajoute:

– Mais ça me ferait chier de finir coincée dans de la tôle froissée à attendre Police-Secours.

– Ça te dirait pas, qu'on s'écrase dans un mur?

– T'en as marre? Le 13, c'est dans deux jours, moi je préfère tenir jusque-là…

– Moi, pareil. Mais le 14, on pourrait se payer un mur.

Elles marchent dans la ville, vont faire un tour à la gare, dans le quartier piétons, s'arrêtent dans un bar faire des parties de flipper, claquent plusieurs fois de suite à la loterie et en déduisent qu'elles ont la bonne étoile. Puis recommencent à marcher, une petite ville bizarrement construite, elles retombent sans arrêt sur les mêmes rues sans bien comprendre comment.

Elles croisent des gens qui ne font pas attention à elles. Combien de personnes qui se promènent, comme elles, avec des sales secrets cachés sous leur manteau. De sales idées crasseuses nourries en aparté.

Il fait nuit d'un coup, elles passent devant un salon de thé très chic et encore ouvert. Tables en rotin, vitres impeccables, dorures astiquées. Décors pour mamans sages. Vitrine pleine de minuscules pâtisseries ridicules, colorées et pleines d'angles droits ou de fruits parfaitement ronds.

Elles entrent parce que Manu trouve ça chouette comme endroit, choisissent une dizaine de gâteaux que Manu s'enfonce dans la bouche en regardant autour d'elle. Une grand-mère avec son petit-fils détourne les yeux. C'est une vieille dame modèle courant, le cheveux rare et blanc, soigneusement permanente. Elle porte une robe stricte, dans les tons gris, col en V.Digne. Rides profondes des narines aux commissures des lèvres, pas exactement le genre de rides qu'on attrape à trop rigoler. La peau blafarde plisse dans son cou.

La vieille tente de détourner l'attention du gamin qui les fixe, fasciné par Manu qui mange mal et beaucoup à la fois. Quand elle mâche, on voit bien les couleurs se mélanger parce qu'elle garde la bouche grande ouverte. Appliquée à bien remplir son rôle d'éléphante dégénérée dans une maison de poupée.

Les deux vendeuses échangent un coup d'oeil, irritées en même temps qu'un peu décontenancées, pas habituées à ce qu'on confonde leur boutique avec une cafétéria.

L'une d'elles est châtain clair, frisée. Le rose des joues aggravé par une légère couche de poudre. Les sourcils non épilés partent en «V» sur son front et lui donnent un air attentif, comme prête à gronder. Petite bouche, fine, rose comme sa blouse. La lèvre du haut est bien dessinée, celle du bas un peu plus charnue. Nadine commente: «Elle est née pour sucer, celle-là», assez fort pour que tout le monde entende.

L'autre fille est plus ronde, brunette coupée au carré. Les dents très blanches, comme de la porcelaine. Elle porte plusieurs anneaux au poignet, des cercles argentés qui bougent quand elle débarrasse les tables. Joli bruit.

Elles portent toutes les deux les mêmes blouses roses avec un col blanc et des chaussures basses en toile de couleur claire, sans tache et soigneusement lacées.

Nadine dit qu'elle n'a pas faim. Sans qu'elle sache pourquoi, l'endroit lui remet l'inquiétude en marche. Le troisième œil s'ouvre, la mauvaise voix s'enclenche. Dans ce décor et avec ces gens, elle se sent méprisée d'office, décalée. Elle se voit par leurs yeux et elle se fait pitié. Manu continue son cirque avec le gamin et ne se rend compte de rien. Nadine serre les dents et fixe la table. Elle ne veut pas que ça la reprenne. Elle est tapie au fond d'une cage, elle se recroqueville dans un coin, des mains aveugles et invisibles cherchent à l'agripper. Elle sent leurs mouvements dans le noir. Elle est vulnérable et pétrifiée de terreur. Il faut trancher ces bras qui lui veulent du mal. En elle, l'araignée règne et l'attend, avec une infinie patience.

Du coin de l'œil, elle surveille les deux caissières, elles ont peur. Cette pensée dénoue l'oppression, par magie.

Les deux filles ont peur. Elles crânent encore un peu et nettoient leurs comptoirs. Mais elles crèvent de peur.

Nadine pense: «Ces connes nous ont peut-être reconnues et appelé les flics.»

Mais elle n'y croit pas.

Il y a quelque chose chez elle et chez Manu qui les inquiète.

Nadine se rend compte qu'elle adore ça, la sensation de les sentir palpiter.

La grand-mère se lève, excédée par le petit manège de Manu. Elle rassemble ses affaires, emmitoufle l'enfant, passe à la caisse pour payer. Le gamin fait la gueule, il ne veut pas partir tout de suite, il reveut une glace. Il fait du bruit. Il doit avoir dans les cinq ans.

Nadine pense aux journaux à l'hôtel, et aux assassins d'enfants. Elle pense aux gros titres et aux commentaires de comptoir quand un enfant est tué. L'effet que ça fait aux gens. Même elle, elle aurait du mal faire ça.

S'exclure du monde, passer le cap. Etre ce qu'on a de pire. Mettre un gouffre entre elle et le reste du monde. Marquer le coup. Ils veulent quelque chose pour la première page, elle peut faire ça pour eux.

Elle sort son flingue, enchaîne les gestes sans avoir à réfléchir. Respire profondément, ne lâche plus l'enfant des yeux. L'enfant qui fait son caprice et ne veut rien entendre. Le canon prolonge son bras, brille au premier plan, au milieu du visage du gosse. La vieille hurle juste avant la détonation, comme un roulement de tambour annonçant son solo.

Elle a à peine hésité. Il fallait le faire.

Elle dévisage le petit au premier coup. Juste au-dessus des grands yeux bruns renfrognés parce qu'il boude. Il n'a pas le temps de changer d'expression. Il n'a pas le temps de comprendre. En tombant, il renverse un panier plein de bonbons emballés dans du papier brillant multicolore.

Nadine se surprend à regretter que cette image ne passe pas au ralenti et à remarquer que c'est une réflexion qu'elle a volée à Manu.

La serveuse bouclée se tient prostrée derrière le comptoir, secouée de sanglots nerveux, les mains devant la tête pour se protéger. Nadine tire dans les mains, puis l'attrape par les cheveux, enfonce le canon dans sa bouche et tire une seconde fois.

Pendant ce temps, Manu s'est occupée des deux autres. La tête de la vieille a glissé sous une table, un misérable coulis de sang lui gargouille à la bouche, s’étale gentiment sur le carrelage brillant. L'autre serveuse est allongée plus loin, tout le devant d'elle est déjà rouge.

Avant de sortir, Nadine jette un dernier coup d'oeil de la porte. Elle sait qu'elle a photographié la scène, et qu'elle pourra en profiter calmement plus tard. Des camaïeux de rouge, des attitudes grotesques.

En sortant, elles voient quelques têtes rentrer précipitamment. Elles détalent, Manu la prend par la main pour l'aider à aller plus vite. Elles s'engouffrent dans une ruelle, Nadine s'entend rire comme quand on rit de vertige avant la grande descente du manège. La petite ralentit, se retourne. Elles s'écroulent sur un bord de trottoir. Fou rire nerveux. Se calment, se regardent, et recommencent à rire.

À un croisement plus loin, elles demandent un renseignement à un type en BM grise. Il sort un plan de la ville pour les aider à se situer. Manu ouvre la portière et l'extirpe du véhicule par le col de sa veste. Il s'accroche à elle, elle lui décroche un grand coup de pied dans les tibias et, quand il tombe, un autre dans les gencives. Paradoxalement, Nadine entend les dents craquer sous le choc alors qu'elle est assez loin d'eux.

Elle se met au volant, fait doucement le tour du type qui se traîne à terre. Passe sur lui en accélérant brusquement, Manu a ouvert sa fenêtre et tâche de le toucher. Elle vide son chargeur.

Les yeux encore humides à cause du fou rire dans la ruelle, la petite exulte, cogne son poing dans sa main en braillant: