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Fatima marque un temps d'hésitation, juste assez long pour être perceptible:

– Pour inceste. Ça s'est su parce que je suis tombée enceinte. J'en parlais jamais. Pas que j'avais peur ou honte. Mais je savais qu'il valait mieux pas. J'avais treize ans quand ils l'ont arrêté. Personne m'a écoutée. Ils sont comme ça, ils savent mieux que toi ce qui se passe chez toi. J'ai avorté, je me souviens pas l'avoir demandé. Ça coulait de source pour eux, alors mon avis… Ils m'ont récurée le jour où mon père est mort. Une coïncidence pas innocente. Ça m'a semblé étrange. D'autant que j'avais le droit d'avoir de la peine, mais pas comme ça me venait. Y a des trucs que j'étais pas là pour regretter, ils me l'ont fait clairement comprendre.

Elle parle bas, le débit est extrêmement calme et régulier. Monocorde et grave, intimiste et pudique. Cela atténue la brutalité du propos sans l'édulcorer. Il y a comme du métal perceptible juste derrière ce ton monocorde et grave. Quand elle parle, elle garde les yeux baissés la majeure parue du temps, puis relève la tête et plonge son regard dans celui de son interlocutrice. Elle est attentive, comme habile à lire l'âme de l'autre, capable d'y déceler la moindre grimace de dégoût ou la ruse la plus vile. Sans juger, sans s'en etonner. Prête à tout voir chez ses semblables. Elle ressemble à une souveraine particulièrement éprouvée mais qui n'aurait retiré de la douleur qu'une immense sagesse en même temps qu'une implacable force. Une majestueuse résignation, sans trace d'aigreur.

Elle se confie à elles avec assurance. Montrant par la qu'elle choisit de leur faire confiance. Et aussi qu'elle n'a rien à craindre.

Nadine cherche quoi dire qui soit digne de cette déclaration. Manu s'embarrasse moins, elle remplit les verres, commente sans l'ombre d'une gêne:

– Ben au moins, quand tu causes, tu fais pas semblant. Tu le faisais depuis longtemps avec ton père?

– Je devais avoir onze ans au début, je sais plus. Ma mère est partie juste après avoir eu Tarek. On n'a jamais bien su pourquoi, ni où elle est allée. Moi et mon père, on était tout le temps ensemble, ça s'est fait tout seul, tout doucement. Je crois que c'est moi qui suis venue sur lui. Je sais que j'en avais vraiment envie, je me souviens que ça m'a manqué longtemps. Et puis quand j'ai été enceinte, le médecin que je suis allée voir m'a embrouillée. Il m'a dit qu'il était tenu de je ne sais quel secret, il m'a endormie quoi. Je lui ai tout raconté, il s'est mêlé de nos affaires. J'imagine qu'il n'avait rien de mieux à foutre.

Elle s'interrompt pour lécher les feuilles, faire son collage et tasser le spliff. Puis elle explique:

– C'est pour ça que je m'en carre que vous ayez tue des gens, des gens que vous connaissiez même pas. Des innocents. Je les connais, les innocents.

Manu déchire le papier mauve de l'emballage d'une plaque de chocolat. Elle vide son verre et déclare:

– Le pire chez nos contemporains, c'est pas qu'ils aient l'esprit aussi étroit, c'est cette tendance à vouloir ratiboiser celui du voisin. Qu'il y en ait pas qui rigolent trop, sinon ça les embrouille. Tu la racontes souvent ta petite histoire?

– Non. Je parle pas beaucoup depuis, j'ai compris la leçon. Faut dire aussi que je rencontre rarement des tueuses de flics.

Nadine profite de ce que l'atmosphère prête à la confidence pour demander:

– Et avec les autres garçons, c'est comment?

– Jamais fait ça avec un autre garçon. Jamais eu envie.

Manu se renverse sur sa chaise, décrète solennellement:

– Putain, c'que ça doit être chouette de faire ça avec son père!

Fatima se rétracte d'un coup. Son visage se ferme et elle ne répond rien. Manu se penche vers elle, souffle bruyamment et ajoute:

– Putain, tu verrais mon père tu comprendrais que ça me fasse délirer ton histoire. Je me souviens même pas d'une seule fois où ce connard m'ait embrassée. Ce fils de pute m'appelait Emmanuelle. Je me suis toujours appelée Manuelle, mais ça l'intéressait tellement qu'il avait oublié. C'était la fin du monde à lui tout seul, cet homme. Le mari de ma mère, quoi. Ma mere, même si t'aimes les chèvres, t'as pas envie de l'enfiler, elle est trop conne, vraiment. Pis prise de tête. Alors des petites filles amoureuses de leur papa, ça me fait délirer.

Elle regarde Fatima,, remplit les trois verres et conclut:

– Moi, j'ai plus que du temps précieux, alors je peux pas me permettre de le gâcher en calculs diplomatiques.

Court moment de silence, Fatima se redétend et demande:

– Vous avez une chance de vous en tirer?

– On a une chance de passer la nuit, vu que si on était repérées, on le saurait sans doute déjà. Après, c'est dur à calculer, je crois qu'il y a une grosse part de hasard là-dedans.

– Pourquoi vous n'essayez pas de sortir du pays?

– Trop chiant. Si t'essaies un truc, t'as le risque de te planter; nous, on est plutôt sur la ligne «quand t'as mal au pouce, coupe-toi le bras». Et puis qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre ailleurs?

Nadine déclare pensivement:

– Ailleurs, moi j'y crois pas.

La petite siffle admirativement:

– Mais t'es déjà toute raide, grosse.

Fatima insiste:

– Mais on peut pas se laisser crever comme ça. Sans colère, comme ça. On peut pas.

– Ton frère aussi bloquait là-dessus, répond Manu. Vous devez faire partie d'une race de combattants. Y a plein de trucs, on croit pas qu'on peut les supporter. Pis finalement on s'y fait bien. Moi, j'ai jamais autant rigolé, c'est clair.

Nadine enchaîne:

– Pis ça fait deux trucs distincts, y a toi et y a l'idée que tu vas te faire attraper. Mais c'est dur à réaliser. Des fois j'essaie de réfléchir, à quoi je penserais juste à ce moment-là.

Manu éclate de rire:

– Je suis sûre que ça va être une mortelle connerie. Genre tu vas te souvenir d'un truc tout perrav, style la fois où t'as manqué ton bus et t'es rentrée à pied, un pauvre souvenir, quoi. T'as les tripes qui dégoulinent sur le trottoir et tu penses à la lessive que t'as laissée avant de partir. Enfin, on verra bien, mais moi c'est l'idée que j' m'en fais.

– Si vous changez d'avis, si vous voulez tenter votre chance, j'ai un plan pour vous. Pas très loin d'ici. Un architecte chez qui j'ai travaillé, j'y faisais des ménages. Il vit tout seul, il suffit de le forcer à ouvrir son coffre. Et avec ce qu'il y a dedans, vous pouvez partir faire un tour où ça vous amuse.

– Pourquoi tu le fais pas, toi?

– Moi, il me connaît et je veux pas y envoyer Tarek. Si ça peut vous servir, je vous explique le plan. C'est con que ça profite à personne. Ce coffre est bourré de diamants. Pis c'est con que vous tentiez pas un truc sérieux, vous n'avez rien à perdre.

Manu proteste énergiquement:

– On a rien à perdre, c'est vite dit. Et notre quiétude d'âme, qu'est-ce que t'en fais?

Nadine renchérit:

– On fait pas ce genre de truc. Nous, on est plus dans le mauvais goût pour le mauvais goût, tu vois… Mais c'est cool de ta part de nous en parler.

– Ouais, putain, c'est chouette de ta part, carrément. Mais t'en as déjà bien assez fait pour nous, sérieux, on a besoin de rien d'autre.

20

Elles ont passé plusieurs heures assises à la table. Nadine jette les emballages froissés et les boîtes vides dans un sac plastique. Puis, du bout de l'ongle, gratte une tache. Cendriers débordant de filtres en carton, écrasés en accordéon. Manu y laisse invariablement du rouge, elle sort régulièrement son tube et se repeint les lèvres; maintenant qu'elle est raide, elle déborde même un peu. Quand elle parle ou quand elle éclate de rire, ça fait blessure animée au milieu du visage blafard, balafre rouge sang se détend, se déforme. En rire, en insulte, en protestation énergique. On ne lui voit que la bouche, toujours en mouvement. Et les ongles s'agitent autour, attrapent l’œil et l'amusent, taches rouges papillonnantes, cerclées de crasse noire.