Il connaît l'enfant de vue car ils habitent le même quartier, mais sa présence chez Manu le déconcerte un peu car ils ne s'adressent jamais la parole. Les gauchistes prennent les Arabes pour des cons réactionnaires et facilement religieux. Les Rebeux prennent les gauchistes pour des clochards imbibés d'alcool et massivement homosexuels.
Radouan déduit finement qu'elle a attiré l'enfant chez elle histoire de le prendre sur son ventre. Ça ne l'étonné pas d'elle. Il demande s'il dérange en adressant discrètement à Manu des signes de connivence grivoise. Tellement discrètement que l'enfant rougit violemment et se tortille sur sa chaise. Le sexe, encore un sujet sur lequel on ne plaisante pas.
Manu ricane bêtement avant de répondre à Radouan:
– Bien sûr que non, tu déranges pas. On s'est croisé à l'épicerie, il est monté me parler de Camel. T'as mangé? Il reste des pâtes au Frigidaire.
Radouan se sert, fait comme chez lui parce qu'il est tellement souvent là qu'il y est comme chez lui. L'enfant a repris la parole, ravi d'avoir un nouvel interlocuteur.
Il reproduit ce qu'il dénonce avec une inquiétante tranquillité d'esprit. Petit-fils de missionnaire, il entreprend de convertir les indigènes du quartier à son mode de pensée. Ne leur veut que du bien, aimerait pouvoir les éclairer.
L'enfant n'est pas très perspicace, mais il comprend néanmoins rapidement que Radouan est encore moins sensible à son discours que Manu. Profondément peiné, il prend congé.
Manu lui dit gentiment au revoir. Le pire, avec les cons, c'est qu'ils ne sont strictement antipathiques que dans les films. Dans la vraie vie, il y a toujours quelque chose qui traîne de chaleureux, d'aimable.
Et puis l'enfant n'a pas tort dans le fond. Il n'y a bien que les flics qui soient strictement détestables dans la vraie vie.
Elle passe une deuxième couche de vernis sans attendre que la première soit sèche. Parce qu'elle n'a pas que ça à foutre. Radouan sort une barre de tamien avec fierté:
– T'as des feuilles à rouler?
– Dans la corbeille derrière toi. Tu fumes maintenant, toi?
– Ça va pas, non? C'est pour toi, c'est cadeau du King Radouan.
– Il est dealer comme son grand frère maintenant, Trou-du-cul Radouan?
– T'occupes… Je fais mon business, j'ai la situation bien en main.
– Je m'en occupe pas. C'est pour ça qu'en ce moment t'es sapé comme un dur? On dirait que t'es sponsorisé par toutes les firmes de sapes de luxe de la planète. Tout le monde en parle de ton business dans le quartier, t'es tellement con que tu vas pas attendre de te faire embarquer par les flics pour t'attirer des ennuis, tu vas te faire coincer avant par les mecs du quartier…
– T'inquiètes, j'te dis, t'y connais rien. Fais confiance et goûte le tamien du King Radouan, c'est le meilleur de tout le pays et c'est cadeau pour toi.
Il colle soigneusement ses deux feuilles. Comme il ne fume pas, il n'a pas l'habitude de rouler et il fait ça avec précaution. Mouille la cigarette sur toute sa longueur et l'éventre, comme il l'a vu faire par les anciens. Il jubile parce qu'il est bien habillé et qu'il peut faire un cadeau à Manu.
Elle jubile moins parce qu'elle a entendu de sales histoires sur son compte. Des embrouilles qu'il faisait à des gens qui ont perdu l'habitude de se faire embrouiller. Elle ne trouve rien à lui dire pour le raisonner. Elle n'avait rien trouvé à dire non plus quand il a commencé à dealer. Aucun projet excitant à lui soumettre pour qu'il reste dans le droit chemin. Elle répète:
– Fais attention à toi, sers-toi de ton crâne un peu.
Et le laisse changer de sujet.
3
– T'as pas vu Francis récemment?
– Pas ces derniers jours, non…
– Ça fait un moment qu'il n'a pas donné de nouvelles. Tu me mets un demi?
Il fait sombre même en plein jour dans ce bar. Le long de l'interminable comptoir s'échoue une horde d'habitués hétéroclite. Kaléidoscope d'histoires, lumières artificielles et brouhaha de conversations en chasse-croisé. Les gens glissent les uns vers les autres, s'associent pour un verre, s'aident à tuer le temps jusqu'à ce qu'ils soient assez défoncés pour supporter de rentrer chez eux.
Nadine est encore en plein brouillard de raide, ça la rend perspicace et sensible aux détails. La bière est fraîche, elle vide son demi en deux temps.
Quelques étudiants révisent à la table près de l'entrée. Cahiers ouverts sur la table, psalmodient des formules en essayant de les retenir.
À l'autre bout du comptoir, un garçon discute avec le serveur tout en surveillant discrètement l'entrée, qu'aucune fille ne rentre à son insu. Il les projette mentalement dans diverses positions, savoure l'émotion déclenchée sans s'interrompre dans sa discussion. Il a la pensée conditionnée au sexe comme les poumons à la respiration. Il vient là régulièrement et Nadine ne se lasse pas de le regarder de loin.
Peut-on être lassant d'amoralité?
Dans un renfoncement de la salle, un jeune garçon juché sur un tabouret joue au jeu électronique. Une fille à ses côtés regarde les formes de couleur descendre et s'emboîter. Il lui a à peine dit bonjour, il est concentré sur sa partie. Elle tente quand même de lui parler:
– Tu sais, je viens de voir l'assistante sociale. Elle m'a dit que tu devrais passer la voir.
– Fous-moi la paix, je t'ai déjà dit que je n'avais droit à rien.
Il lui a répondu brusquement mais sans aménité. Il voudrait juste qu'elle le laisse tranquille. Elle reprend après un court silence, tenace mais s'excusant par avance:
– Il y a du courrier pour toi à la maison, tu veux que je te le ramène?
Il ne semble même pas l'avoir entendue. Elle insiste, le plus doucement qu'elle peut, parce qu'elle sait qu'elle l'agace à le déranger quand il joue, mais c'est plus fort qu'elle:
– Ça fait cinq jours que tu n'es pas rentré dormir. Si tu ne veux plus qu'on habite ensemble, tu n'as qu'à me le dire.
Elle a fait de son mieux pour qu'il n'y ait ni reproche ni tristesse dans sa voix, parce qu'elle sait que le reproche et la tristesse l'agacent. Il soupire bruyamment pour bien montrer qu'elle l'exaspère:
– J'ai fait la fête tard, ça veut pas dire que je veux déménager. Fous-moi un peu la paix, merde.
La réponse ne tranquillise aucunement la fille. Elle a l'air désolé mais ne proteste pas. Elle regarde l'écran, les formes de couleur descendent de plus en plus vite. Les mains du garçon s'activent sur les manettes avec une agilité bestiale.
Finalement, la machine annonce «Game over»; le visage de la fille s'éclaire:
– Viens, j'ai de quoi te payer un coup, ça fait longtemps qu'on a pas discuté.
Elle a fait de son mieux pour qu'il y ait de l'enthousiasme dans sa voix et pas de supplication, parce qu'elle sait qu'il apprécie l'enthousiasme et que la supplication l'agace. Il demande:
– T'as dix boules là?
– Ouais, je t'invite, je t'ai dit. On s'assoit où?
– File-les-moi, je refais une partie.
Il tend la main, elle n'ose pas protester, elle sort une pièce de sa poche. Il la rentre dans la machine en disant:
– Tu vas pas rester derrière moi toute la partie, tu me déconcentres. On discutera ce soir, si tu veux.
– Tu vas rentrer tard ce soir?
– Putain, mais j'en sais rien, laisse-moi tranquille.
Elle sait que ce soir, s'il rentre, il sera probablement trop défoncé pour discuter. Au mieux, il aura la force de la retourner pour lui en mettre un coup.
Elle s'assoit toute seule à une table, commande un café. Il n'y a aucune trace de colère dans ses yeux, mais une grande inquiétude. Nadine sait qu'elle restera jusqu'à la fermeture du bar et que, plusieurs fois dans la soirée, elle essaiera maladroitement d'attirer l'attention du garçon.
Vu le niveau de la brune qu'il attrape ces temps, elle a intérêt à avoir une bonne endurance à la douleur, parce que moins souvent il rentrera avec elle, mieux il se portera.