Nadine cherche à s'enfiler des anneaux à l'oreille. Manu s'assoit dans la baignoire, elle propose:
– Et si on allait faire un tour chez un ou deux journalistes, on repère les pires et on va leur causer.
– Je veux pas en entendre parler. Je t'ai dit que je voulais pas entendre parler. Ces gens-là n'existent plus.
– Ouais, mais ils devraient pas se permettre de parler de nous comme ça; je veux dire, c'est pas normal, ils ont pas l'air de bien saisir qu'on a des flingues valables pour eux aussi.
– Tu nettoieras la salle de bains, quand t'auras fini, t'as mis du noir partout.
– Va te faire foutre, grosse pute.
Puis Nadine tâche de décrire Noëlle à Fatima. Le plus précisément possible. Lui donne l'enveloppe et les papiers. Elle répète que c'est très important. Elle ne le répète qu'une seule fois parce qu'elle voit bien que Fatima l'a comprise.
Elle lui emprunte quelques bracelets dorés qu'elle met tous au même poignet et s'amuse à faire du bruit avec.
Elles se donnent rendez-vous le 14 sur un parking de supermarché, parce qu'elles trouvent que c'est une bonne idée d'endroit pour un rendez-vous clando.
Fatima leur serre la main quand elles partent. Son visage plus impénétrable que jamais. Par contre, Tarek passe sa main dans les cheveux de Manu en rigolant et serre légèrement Nadine contre lui quand il l'embrasse sur la joue, dit qu'il espère quand même les revoir, qu'il viendra peut-être avec sa sœur.
En le quittant, Nadine se demande si c'est elle qui ne pense qu'à ça, ou s'il a d'autres dispositions à son égard que celles qu'on a pour une cousine. Bien que dans cette famille… C'est peut-être justement parce que c'est devenu très familial entre eux que ça joue sur la libido.
22
Tarek leur a laissé le scooter pour aller jusqu'à la prochaine ville. Manu conduit mal, trop vite et en insultant chaque voiture qui l'évite de justesse. Elles s'arrêtent à la première épicerie qu'elles croisent. Nadine descend acheter à boire.
Elle ressort, bouteille de Four Roses à la main, dévisse le bouchon, debout à côté du scooter. Même la couleur fait plaisir à voir, dorée, danse à travers le verre. Familière et bienfaisante brûlure de la première gorgée. Pique sous la langue et crame la gorge, puis enflamme tout le dedans pendant un bref instant. Elle plisse le nez et secoue la tête, tend la bouteille à Manu en déclarant très sérieusement:
– Ce qui convient à la main, c'est le flingue, la bouteille et la queue.
L'alcool brouille les angles et donne envie de rire. Assomme avec bienveillance.
Il fait soleil très blanc, trop de lumière, brûle les yeux.
Au centre-ville, elles rentrent dans un Mac Do. Manu agresse le serveur en costume vert en hurlant: «Je veux de la viande, pas du chat dans mes hamburgers.» Puis elle se calme et s'occupe de se tripoter les tétons pour qu'ils ressortent sous le tee-shirt en attendant qu'il les serve.
Deux gamins rouillent devant le fast-food, la petite leur tend à chacun un pascal «pour qu'ils s'amusent un peu». Ensuite, elle parle d'un acteur noir qui fait un truc de ce genre dans un film. Elle s'énerve toute seule parce qu'elle n'en attrapera jamais de comme ça:
– Te faire enfiler par ce genre de type, ça doit être cool. Et faut pas déconner, une fille comme moi aurait bien mérité ça. Toi aussi, d'ailleurs. On aurait mérité ce qui se fait de mieux en matière de queue. Faut pas déconner.
Elle fait tomber de la sauce plein son tee-shirt, l'étale en voulant l'essuyer. Elle jette son hamburger sur le trottoir en insultant sa mère.
Une dame d'une cinquantaine d'années qui porte des lunettes rondes à montures dorées et des sandalettes dorées s'arrête pour lui faire remarquer d'un ton pincé «qu'elle pourrait quand même jeter ses ordures dans les poubelles prévues à cet effet». La petite baisse un peu ses lunettes noires pour bien la voir, demande:
– C'est toi qui nettoies le trottoir, la vioque?
La dame la traite de poufiasse. Ça laisse Manu sans voix. Pas du tout la réponse à laquelle elle s'attendait.
La dame s'énerve immédiatement et l'insulte en des termes très modernes. Nadine l'écoute un moment puis dit:
– Surprenante, vraiment.
Elle lui retourne une grande claque très sonore. Puis prend Manu parle bras. La petite résiste un peu, elle resterait volontiers:
– J'y crois pas une seule seconde. Moi, je crois pas qu'elle méritait une claque. T'as entendu ça?
Il fait vraiment chaud, de la sueur chaude qui mouille les tee-shirts.
Elles s'arrêtent dans une épicerie pour acheter de la bière qui sort du Frigidaire et qu'elles boivent vraiment vite puisque ça fait du bien.
Encore une phase d'abrutissement, elles rigolent de plus en plus franchement.
Elles passent devant un square vide, Manu insiste pour qu'elles s'y arrêtent:
– Sérieux, c'est le square le plus chouette du monde, on finit nos bières ici.
– Ça craint de s'arrêter, appel au contrôle d'identité.
– Non. Et quand bien même, on fera comme si on avait rien à se reprocher et tout se passera bien. Laisse-toi pousser les couilles, grosse, faut pas se laisser aller. On va s'asseoir là et attendre tranquilles que ça se passe, et tout ça va se passer très bien.
Elles s'assoient sur un banc à l'ombre des arbres. Il fait plutôt bon et la bière n'est pas encore trop chaude. Manu s'étire:
– Parfait. Putain, il était bien, le garçon du premier soir. Ce serait chouette qu'on en recroise un comme ça. Ce serait chouette de croiser des garçons.
– J'attraperais bien un gamin, moi. Comme celui à qui j'ai filé un walkman.
– C'est marrant que tu dises ça, j'y pensais. Un garçon jeune et dénué d'expérience.
23
Brasserie immense et plutôt chic. Serveurs en costumes noirs et blancs. Toutes les deux au comptoir, assises sur des tabourets hauts devant des verres de cognac ridiculement grands pour ce qu'ils sont remplis. Manu a une jupe tellement courte qu'on dirait qu'elle n'en a pas une fois qu'elle est assise. Ras la foune et le chemisier ouvert sur un de ces soutiens-gorge multicolores dont elle a le secret.
Elles ont ouvert l'oeil sur le chemin, mais pas croisé de garçon jeune et envisageable.
Un type bedonnant et moitié chauve en costard bleu s'assoit à côté d'elles. Sourire bovin. Manu interroge brièvement Nadine du regard, elle répond:
– J'ai un avis mitigé: ce serait vraiment du vice, mais ce serait vraiment du vice. Je suis pour au final.
Manu se penche vers lui comme il lui parle. Se plaint de la chaleur en aggravant l’échancrure de son corsage pour s'éventer comme une brute. Il lui fait des compliments sur son sourire. Concupiscent. Il s'essuie la nuque assez souvent car il transpire comme un gros. Il respire fort en leur souriant béatement, découvrant sans remords ses dents jaunes et tachées. Pataud, abruti, grotesque et il pavane bravement. Doit décidément les prendre pour des connes pour oser faire du charme. Ou bien ne se rend pas compte, vraiment.
Mots d'esprit sordides et grimaces adipeuses. Aimable à force d'être lamentable, une question d'adaptation.
Il est pris de bourrées de chaleur dès que Manu l'effleure. Et elle ne l'effleure pas vraiment, elle se colle contre lui, lui fait sentir son ventre, bouge sa cuisse contre la toile de son costume et lui fait voir ses dessous sous n'importe quel prétexte.
Elle a l'alcool un peu brutal, et elle est visiblement excitée de le trouver si repoussant et de se frotter tout contre.
Nadine minaude gentiment et baisse les yeux quand il la prend pour la première fois par la taille. Comme elle la joue plus hésitante et pétasse que sa collègue, il va plus volontiers vers elle.
Manu observe, demande au monsieur de remettre la même et profite de ce qu'il tâche d'attirer l'attention du garçon pour déclarer:
– De toutes façons, plus t'es conne, mieux ça le fait. J'ai mis du temps à le croire…