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Il cherche ses mots pendant qu'elles répètent inlassablement: «Avalé de travers», et la formule a un gros succès.

Lui s'emporte dans son coin et les traite de sales petites putes dégénérées en se rhabillant rageusement. Au moment où il sort, Manu cesse de rire et lui barre le passage:

– Sales petites putes dégénérées, c'est joliment trouvé et même très adéquat. Mais c'était pas à toi de le trouver, connard. Et on t'a pas dit de partir.

Il proteste qu'elles ne lui avaient pas dit qu'il fallait payer, qu'il n'a pas d'argent sur lui et que, de toutes façons, elle a du toupet de lui demander de l'argent après ce qu'elle a fait. Manu lui écrase son poing sur la gueule, du plus fort qu'elle peut, elle hurle à voix basse. Les traits déformés par la colère, sa bouche tordue tellement elle se tend quand elle lui parle, mais elle fait attention à ne pas faire trop de bruit:

– Est-ce que j'ai parlé d'argent?

Il ne réagit pas. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle le frappe. Il n'a pas l'air de bien supporter la violence, il est comme paralysé. Il ne protège même pas son visage et ne cherche pas à se défendre. Nadine le cogne à la tempe avec la lampe de chevet. Elle laisse échapper un souffle rauque quand elle donne le coup, comme une joueuse de tennis. Il vacille, Manu lui saute à la gorge et le colle par terre. Elle ne fait pas la moitié de son poids, mais elle y met une telle conviction qu'elle le domine. Elle s'assoit à califourchon sur lui, le serre à la gorge. Comme il commence à crier, Nadine attrape la couverture, lui couvre la face et s'assoit dessus. Le corps bouge, mais elles sont solidement installées. Manu chuchote:

– Mec, ce qu'on a pas aimé chez toi, c'est la capote. Ta grave erreur, c'est la capote. On t'a démasqué, mec, et t'es qu'un connard à capote. On suit pas des filles qu'on connaît pas comme ça, mec. Ça aussi, fallait que tu le comprennes. Faut se méfier. Parce qu'en l'occurrence tu sais sur qui t'es tombé, mec? Sur des putains de tueuses de connard à capote.

Soubresauts. De la main, il tape frénétiquement par terre. Peut-être qu'il a fait du judo dans son enfance et ce geste lui revient, bêtement.

Nadine s'est relevée et elle le crible de coups de pied, comme elle a vu Fatima le faire dans la tête du flic. Plus elle tape et plus elle tape fort, elle sent parfois des trucs qui cèdent. À force, elle sent les muscles de ses cuisses travailler.

Elles s'agitent l'une l'autre jusqu'à ce qu'il soit absolument calme sous les coups.

Elles sont en nage et à bout de souffle quand elles s’arrêtent. Manu soulève un peu la couverture, fait une grimace dégoûtée et se lève.

Dans sa veste, elles trouvent un peu d'argent.

Côte à côte, elles se lavent les mains, remettent un peu de Ricils. Elles ricanent encore nerveusement en répétant: «Avalé de travers» et «connard à capote».

A la sortie de l'hôtel, personne ne leur fait de réflexion. Elles ont été aussi discrètes que possible.

Nadine insiste pour qu'elles prennent le train.

Dans la rue, elles sont reprises de fou rire, Nadine commence à avoir mal au dos et il faut qu'elle s'arrête pour récupérer. Manu secoue la tête:

– Putain, j'y crois pas une seule seconde. Ce connard croyait que j'allais lui avaler tout son foutre et je lui ai gerbe sur le chibre. Dommage pour lui. Au mauvais endroit, au mauvais moment…

24

Elles traversent tout le train à la recherche d'un compartiment fumeur. Elles s'installent, mais Manu repart aussitôt pour acheter des Bounty au wagon-bar.

Nadine met son walkman, s'intéresse au paysage. Il n'y a pratiquement personne dans ce train et la climatisation ne fonctionne pas. Sans les envies, c'est tellement plus facile. Surtout la nuit.

Manu la tire par la manche:

– Là où on va, c'est pas très loin de Colombey. On peut passer par la pharmacie, si tu veux, en revenant.

– Si on arrive à pécho les diams, on va direct à Nancy rejoindre Fatima, ça serait con de se faire capter avant de les lui rendre. Et pis on s'en fout de la pharmacie, je vois pas pourquoi on retournerait là-bas. Tu veux rentrer chez ta mère?

– Il a tué ton pote.

– Si c'était pas lui, ç'aurait été son frère.

– C'est con, j'avais une bonne idée de réplique. On serait entrées, on aurait regardé les bonbons, on se serait accoudées au comptoir, on aurait fait un peu les marioles et on aurait dit: «C'était un pote à nous, connard.» Et voilà.

– T'appelles ça une mortelle classe réplique?

– Ouais. Simple, mais efficace. Parfait, quoi.

– J'ai réfléchi à un truc: des témoins, on devrait en laisser le plus possible. C'est encore pire que de buter quelqu'un, laisser un rescapé. Un bon témoin et qu'il se débrouille avec ça. Il arrête plus d'en parler, ça le réveille la nuit. Après, à chaque fois qu'il fait chier son monde, il se souvient de ce moment et il se sent tout petit. L'angoisse vrillée aux tripes et pas moyen de savoir quand elle sort lui bouffer le cul. On a fait une grosse erreur tactique: on aurait dû laisser plein de témoins.

– Il te reste beaucoup de munitions, toi?

– Non. Assez pour deux jours. Tout dépend comment on consomme.

– Après qu'on a filé ce qu'on doit à Fatima, je voudrais retourner en Bretagne. Y avait des coins putain de chouette, des mortelles falaises… J'ai un peu réfléchi, entre sauter dans le vide et brûler vive; mais s'immoler, c'est trop prétentieux. Donc après le rencard à Nancy, je vote pour le saut sans élastique… C'est un miracle qu'on soît encore en circulation. Je préférerais finir tout ça aussi bien que ça a commencé et donner sa chute à la blague. Avant d'être encerclée, choisir un coin bien chouette.

– OK. Faudra me pousser pour sauter, je pense pas que j'aurai le courage. Je me rends pas bien compte.

– T'inquiète, je te pousserai.

Manu ouvre une boîte de bière qu'elle a rapportée du bar, ajoute:

– Fatima a accepté le deal des diams parce qu'après elle veut nous aider. Refourguer la came, et nous persuader d'essayer de nous sauver loin. Sont pas comme nous, ces deux-là, c'est des perdants mais version avec la foi. C'est pour ça, je préfère qu'on esquive juste après, pas de discussion.

– On a pas que ça à foutre. Faut penser à laisser un mot à l'AFP: «Elles ont sauté sans élastique», qu'ils titrent pas n'importe quoi.

– Bonne idée.

Nadine remet son walkman: everyday, the sun shines, et c'est quand même dur pour la gorge de penser que c'est la dernière fois qu'elle entend ce morceau.

Mais elle n'arrive pas à être triste ni angoissée. Manu porte une chemise en soie rose pleine de taches de chocolat, ouverte jusqu'au nombril sur ce soutien-gorge incroyable. Elle se remet du vernis aux ongles, rose.

Nadine se promet de se concentrer au dernier moment, de penser à elle comme ça. Ça serait bien comme dernière image.

25

Le soleil cogne encore dur.

Au fond d'un vaste jardin bien entretenu, la maison de l'architecte est pleine de fenêtres. Escalier en pierres grises, chemins sinueux aux bordures éclaboussées de fleurs de couleurs vives. Comme sur un dessin d'enfant équilibré. Une demeure modèle au fond d'une propriété modèle. La description qu'en a faite Fatima est on ne peut plus fidèle. Pourtant, Nadine l'imaginait tout autrement.

Elles sont venues à pied, ont trouvé sans problème. Les baskets de Nadine brûlent à la cheville. Il lui faut des chaussettes, et vite. Elle patauge dans sa propre respiration, la sent dans son cou et au bas du dos.

Manu mâche des chewing-gums, en enfourne plusieurs à la fois et déglutit bruyamment. Ses escarpins dorés sont déjà défoncés, elle se tient de travers quand elle marche et bousille ses chaussures.

Nadine remarque:

– C'est marrant comme ça va vite pour que t'aies l'air d'une clocharde. On dirait que t'es sans domicile depuis des mois.