– C'est ma vraie nature qui revient au galop.
– Ouais, soit t'as le naturel très fort, soit t'as pas fait d'effort pour le vernis.
– C'est pas comme d'autres. Elle est rudement chouette sa baraque à Trou-du-cul.
Nadine sonne. Elles ont décidé que ce serait elle qui parlerait, parce qu'elle inspire beaucoup plus confiance. Elles vont dire qu'elles font une enquête. Au cas où il refuserait vraiment de les recevoir, Manu a son gun à portée de main et elles forceraient le passage. Ensuite, elles aviseront.
Le but du jeu, c'est qu'il finisse par ouvrir ce coffre. Ça n'a rien d'évident, parce qu'il n'a aucun intérêt à faire ça. D'ailleurs, il n'a plus trop intérêt à rien, c'est un mauvais jour pour lui.
Pour qu'elles obtiennent de lui faire ouvrir ce coffre, il faut qu'il soit très con ou qu'elles soient très malignes. Elles ne sont pas très malignes, pourvu qu'il soit très con.
Mais le challenge est plus distrayant que vital, elles n'ont pas la volonté de prouver quoi que ce soit.
Elles se sont demandé ce qu'elles devaient faire s'il n'était pas seul. Elles ont cherché une réponse satisfaisante, n'en ont pas trouvé et ont lâché l'affaire. Manu a déclaré: «Le meilleur plan, c'est encore de ne pas avoir de plan.» Et elles en sont restées là question tactique.
Pourvu qu'il soit seul. Seul et très con, ça serait une bonne combinaison.
Le monsieur qui ouvre est de taille moyenne, la mâchoire carrée, rasé de près, les tempes légèrement grisonnantes. Aussi bien entretenu et présentable que son jardin.
Il demande suavement: «C'est pour quoi?» La voix est grave et posée, la voix évoque immédiatement des choses de sexe dans la pénombre, mouvements extrêmement doux, d'une délicate perversité. Nadine répond qu'elles travaillent pour IPSO, que c'est une enquête sur la consommation des ménages en matière de culture. L'intitulé sonne un rien saugrenu, ça n'a pas l'air de le choquer.
Encore un qui ne fait pas le rapprochement entre elles et les deux des journaux. Il les invite à entrer et s'écarte pour les laisser passer. Manu grommelle:
– À quoi ça sert de faire la une si personne te reconnaît?
– À dégommer les innocents, ferme ta gueule.
Le monsieur qui habite là sait recevoir, il leur propose de s'asseoir et demande si elles ont envie d'une tasse de café. Le sofa est confortable, la pièce claire. Le jardin s'étend derrière, presque un champ. Rempli de fleurs. Écœurant de mièvrerie, mais très réussi. Ça donne envie de chercher la faille, de précipiter ce calme majestueux dans le carnage.
Les murs sont tapissés de livres. Il y a des reproductions de peintures dans les espaces libres. Est-ce que ce sont vraiment des reproductions? L'homme a bon goût. Et tient à ce que ça se sache, tout en évitant d'en faire trop, de tomber dans le vulgaire.
Confrontée à tant d'élégance, Nadine a l'impression de suer par litres, de respirer trop fort. Elle se sent déplacée et agressée d'être aussi mal à l'aise.
En préparant le café, il pose diverses questions sur le métier d'enquêteuse. Disponible et accueillant. La voix grave, racée, l'intonation caressante. Nadine répond, reste aussi évasive que possible. Elle est persuadée qu'il les trouve laides et débraillées, mais qu'il a trop d'éducation pour le montrer. Manu se réjouit à l'avance pendant qu'il s'affaire à la cuisine:
– Putain, c'est tout blanc par terre, ça va faire du bordel quand on va le saigner.
Il revient, pose un plateau avec le café sur une table basse en verre fumé. On ne l'imagine pas en renverser à côté, faire un faux mouvement. Un homme comme ça ne dérape pas. Sur sa peau, ça s'inscrit en gros: «Je respecte mon corps, je mange sainement depuis ma plus tendre enfance, je baise bien, de préférence des femmes de qualité que je fais souvent crier pendant la besogne, j'ai un travail qui m'intéresse, la vie me va bien. Je suis beau.» Le genre présentable au réveil, à mille lieux des lois de la gueule de bois. Il fait exception à la plupart des règles, il jongle au-dessus de la mêlée. Désinvolte et précieux.
Nadine se demande comment Fatima a pu faire l’impasse sur un point aussi capital. Pourquoi ne les a-t-elle pas prévenues, qu'elle les envoyait chez un superhéros?
Comme il s'assoit et se tourne vers elles, prêt pour le questionnaire, Nadine sort son Smith et Wesson, le braque sur lui. Elle n'a toujours pas d'idée quant à la stratégie à adopter. Elle fronce les yeux et se rapproche un peu pour tâcher de mieux capter l'expression que ce visage prend face à un canon. Il la considère d'un air interrogatif. L'angoisse et la panique lui sont des sentiments tellement étrangers qu'il n'y a pas spontanément recours.
Manu se sert une tasse de café, en remplit une deuxième qu'elle pousse devant Nadine, et elle demande aimablement au monsieur s'il en veut quand même. Il fait un petit signe pour dire oui, elle secoue la tête:
– Va te faire foutre connard, t'en auras pas.
Elle rit de bon cœur en même temps qu'elle sort son gun de sa poche arrière, le tient d'une main pendant qu'elle boit, sans le viser particulièrement. Elle garde les yeux posés sur lui et dit à Nadine:
– Celui-là, il a de l'aplomb. Je comprends mieux ce que tu veux dire, quand tu parles des visages décomposés par la peur. Celui-là, j'ai hâte de lui voir les yeux s'agrandir et tacher sa chemise avec ses tripes.
Elle se tait et le fixe en silence. Expression lubrique et malsaine, caricaturale. Elle donne des coups de langue sur le canon de son flingue, pensive. Le monsieur n'a pas bougé, pas sourcillé. Elle pense qu'il faut faire attention; si le coup part, c'est dans sa bouche. En même temps, sucer son canon est une nouvelle idée très séduisante. Elle commente à voix haute:
– Je finirai bien par me branler avec ce flingue. Tu vivras peut-être assez vieux pour voir ça, ducon.
Nadine réfléchit, l'opposition entre Manu, qui fait dans le bestial, et elle, qui la joue plus protocolaire, est exploitable. Un peu simpliste peut-être. Mais elle ne trouve aucune meilleure idée. Elle se lève, inspecte les rayonnages de livres, résolue à en rajouter dans le rôle de la névrosée sympathique. Manu le tient en joue à bout portant.
Nadine prie pour qu'elle comprenne qu'elle compte jouer sur l'opposition, adopter une tactique de flic.
Elle sort avec précaution un livre des rayonnages. The Stand. Le feuillette tranquillement. Il faut qu'elle se lance, qu'elle se mette à parler. C'est une bonne chose de prendre son temps, laisser l'angoisse prendre corps. Mais encore quelques secondes et cela tournera au temps mort. On ne rentre pas chez les gens les braquer avec un flingue si on a rien à leur dire. Elle remet le livre en place. De l'étagère inférieure, elle tire L'Idiot et, d'un ton détaché, comme absorbée par la lecture des notes de couverture, elle demande:
– Vous avez entendu parler de nous?
– J'en ai bien peur.
– Comme le soulignait ma collègue, ce que je préfère dans le meurtre, c'est l'expression des victimes. Cette expression terrible. C'est incroyable ce qu'une bouche peut s'écarter quand elle hurle. Fascinant ce que l'effroi peut faire du plus banal des visages.
Elle marque une pause, remet le livre en place. Elle ne sait pas bien où elle veut en venir. Il l'écoute attentivement, il n'a pas bougé.
Elle a lu une fois que les sérial killers tuaient parce qu'ils ne se rendaient pas compte que leurs victimes étaient des êtres humains; et que s'ils prenaient conscience qu'elles ont un nom et une identité, ils ne les tueraient pas froidement. Vu le nombre de conneries qu'il a dans sa bibliothèque, il a sûrement eu l'occasion de lire quelque chose concernant la psychologie du sérial killer. Avec un peu de chance, c'était quelque chose d'approchant. Le piège est grossier. Elle ne trouve rien de mieux, s'en contente et enchaîne: