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Puis les deux filles se mettent à quatre pattes côte à côte et le type les fourre à tour de rôle.

Nadine est agenouillée sur son fauteuil, une main entre les cuisses. Elle regarde la télé, puis Manu, elle renverse la tête.

What you do when you want to get thru. What you do when you just can't take it. What you do when you just can't fake it any more.

Des bouteilles vides soigneusement alignées autour de la table basse. Elles sont trop raides pour se dire quoi que ce soit, elles tanguent chacune dans leur coin et se branlent en pensant à des trucs. Sur l'écran, le trio se démène et fait beaucoup de bruit. Elles s'endorment avant la fin du film, bercées par le vacarme, assommées par l'alcool.

27

Le lendemain, elles se douchent et se gavent de jus d'orange. Comme si ça pouvait arranger quelque chose à leur gueule de bois. Finalement, elles ouvrent une bouteille de whisky épargnée la veille. Au début elles se forcent un peu, puis elles y reviennent avec entrain.

Nadine rembobine sa cassette dans la chaîne et pousse le volume. Elle tient sa bouteille à deux mains et boit comme une guenon, se balance d'avant en arrière.

Dans les flammes, dans le sang, riant du pire, pleurant de joie, tous les vampires gardent la foi, crever les yeux pour de rire, violer et se souvenir, L'essence même du mal.

Manu se peint les ongles en rouge très foncé. Elle souffle dessus pour que ça sèche plus rapidement.

Dans le garage de la maison, il y a une Super 5 noire. Elles cherchent les clés et les trouvent dans la poche d'un veston accroché dans l'entrée.

Elles ont mis les bijoux, les pièces et les diams dans un sac plastique de supermarché.

Nadine a emprunté un costard noir d'été à l'architecte, chemise blanche et cravate mal nouée. Les chaussures lui sont trop grandes, elle enfile des baskets. Elle s'est repassé les sourcils au crayon noir. Ressemble vraiment à un mec avec ses cheveux courts et s'étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt.

Elles prennent le soleil dans la tête en sortant. Éblouissant. Claque brûlante, oppressante et bienfaisante. Dommage qu'elles ne puissent pas passer l'après-midi dans l'herbe.

Elles roulent fenêtres grandes ouvertes. Nadine pense à la maison qu'elles viennent de quitter.

– Ce mec est vraiment ma victime préférée. Ça vit enterré dans des bouquins, ça croule sous les disques et les cassettes vidéo. C'est sordide. Ça aime les auteurs déjantés, les artistes maudits et les putes dégénérées… Ça apprécie la décadence classée par ordre alphabétique. Bon spectateur, en bonne santé. Ça sait apprécier le génie chez les autres, de loin quoi. Avec modération, surtout. Pas d'insomnie, bonne conscience en toutes occasions. C'est moral ce qu'on a fait chez lui.

– On discute pas les goûts et les couleurs. Moi, je préfère quand même les corps de flics.

Nadine monte le son. Elle commence à conduire franchement bien. Le tissu du costume gratte un peu.

Tall and reckless, ugly seed. Reach down my throat you filthy bird, thats all I need, the empty pit, ejaculation, tribulation. I SWALLOW I SWALLOW.

28

Elles arrivent très en avance vers Nancy. À la hauteur de Toul, elles s'arrêtent dans une épicerie isolée au bord de la route. Une boutique qui fait essence et vente d'alcool et de bouffe. On se croirait au Texas, en modèle réduit et verdoyant.

L'autoradio braille.

Je voudrais pouvoir compter sur quelqu’un. Je voudrais n'avoir besoin de personne.

Nadine coupe le moteur. Elle se souvient d'avoir écouté cette chanson en pensant à d'autres choses. Avant de tomber sur Manu, une époque révolue où elle se sentait seule.

La petite braille:

– Putain, c'que j'ai soif! Putain, c'qu'on tient l'alcool, on a pris du grade. Une bouteille de whisky dans la matinée. Et hop!

Elle fait des sauts de cabri sur le parking. Regarde autour d'elle et recommence à brailler:

– Putain, c'est chouette ce coin. Comme on est en avance, on va pouvoir aller pillav dans la forêt. C'est chouette la forêt, tu trouves pas?

Le soleil est toujours aussi blanc et appuie sur la peau. Nadine sent son flingue à l'intérieur de sa veste, un poids présent et agréable.

Manu rentre dans l'épicerie sans l'attendre. Nadine traîne un peu à se regarder dans les vitres de la voiture. Elle ressemble vraiment à un mec, et même à un mec avec une certaine classe.

L'épicerie est basse, une grande pièce sur un seul étage. Les portes sont grandes ouvertes et il fait sombre à l'intérieur. Nadine s'approche. De loin, voit Manu sortir son flingue, en ombre car elle est à contre-jour. Détonation. Au moment où elle arrive à la porte, Manu chancelle. Seconde détonation. Nadine entre dans le magasin, distingue une silhouette debout à l'autre bout du magasin. Elle tire trois fois. L'ombre s'effondre mollement, sans même riposter.

Les yeux de Nadine s'habituent à l'obscurité. Manu est par terre. Des corps maintenant Nadine en a suffisamment vu pour savoir à quoi ça ressemble. Et pour comprendre que quand le sang coule de la gorge aussi abondamment on peut parler de cadavre.

Manu, on peut appeler ça un cadavre.

Elle ne peut se résoudre à se pencher sur elle.

D'ailleurs, pas la peine de s'assurer qu'elle est morte.

S'assurer qu'elle est morte. Pas la peine.

En rassemblant les éléments qu'elle a eu le temps de voir, elle comprend que Manu a décidé – elle ne saura jamais pourquoi – d'ouvrir le feu sur le type qui tenait le magasin. Et ce type avait une carabine chargée et il n'a pas hésité. Elle ne saura jamais pourquoi.

Elle pense en automatique. Mais rien n'évoque rien, vide d'émotion. Une partie d'elle-même récapitule les faits. Opération clinique. Une autre partie s'est déconnectée. Elle n'a pas envie qu'elle se remette en marche. Elle n'a pas envie de vivre ce qui va venir.

Manu est au milieu de la pièce. Vue du dessus, jetée à terre, ensanglantée. La tête séparée du tronc par une blessure luisante.

Nadine vide le tiroir-caisse. Elle est absolument calme. Elle sent que ça vient, elle le sent gronder dans sa gorge.

De temps en temps, elle jette un œil sur le petit corps au milieu de la pièce. Elle n'a rien renversé en tombant.

Elle a froid.

Au-dessus de la plaie, Manu garde un sourire féroce.

À quoi elle a pensé au dernier moment?

En tout cas, ça l'a fait sourire. Au dernier moment.

Elle ne peut pas la laisser là, avec ses jambes toutes blanches et ce mauvais rictus. Ses cheveux si courts qu'on lui voit le crâne.

Elle réfléchit en boucle, déglutit péniblement. Elle tremble de froid et elle est trempée de sueur. Elle attrape une couverture sur une étagère. Elle enveloppe le corps et elle a peur que la tête se détache du tronc. À part une fois chez Fatima, elles ne se sont jamais touchées d'aussi près. Elle regrette stupidement de ne l'avoir jamais prise dans ses bras.

C'est quand elle pense à ça et qu'elle trouve ça stupide, que ça sort de sa gorge et elle revient à elle.

Elle l'installe sur la banquette arrière de la voiture, retourne au magasin prendre plusieurs bouteilles de whisky. Elle pleure sans faire de bruit, elle pleure comme elle respire d'habitude. Elle démarre, cherche à compter depuis combien de jours elles sont ensemble. Vide une demi-bouteille de whisky et passe la première.

Besoin de personne.

Elle baisse un peu le son. Demande à voix haute:

– C'est quoi le dernier truc qu'on s'est dit?

Ce qu'elle dit est incompréhensible parce qu'elle n'a pas cessé de sangloter. Elle répète:

– Le dernier truc qu'on s'est dit, putain, c'était quoi?

Carambolage interne, elle se fouille la mémoire et ne parvient pas à se souvenir. Elle monte vers la forêt, elle ne voit rien à cause du soleil et des larmes.