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Elle s'arrête plus haut. Elle titube en sortant. Les arbres sont très verts et la lumière jolie.

Elle la sort tant bien que mal de la voiture. Elle a peur que la tête se détache, elle la tient précautionneusement pour qu'elle reste soudée au tronc. Elle ne veut pas prendre ça dans les yeux. Elle la pose à terre. Elle ouvre la couverture. Ce cadavre précieux. Déboutonne le corsage de Manu. Le bas du corps intact et blanc, presque une peau de vivante. Écrabouillée jusqu'au menton. Puis le visage intact. Il ne manque pas grand-chose.

Parce qu'elle en a vu quelques-uns ces derniers temps, le corps mutilé ne la dégoûte pas vraiment. Elle caresse Manu à la tempe, essaie de rester digne pour lui parler un peu:

– Je vais te laisser là. J'espère que c'était aussi bien pour toi que pour moi. J'espère que ça t'a tait du bien pareil. Je vais te laisser là.

Elle ouvre une première bouteille de whisky, en boit autant qu'elle peut d'une seule traite. Elle s'étrangle en avalant parce qu'elle pleure en même temps. Elle vide le reste de la bouteille sur la petite à terre. L'embrasse doucement au milieu du ventre couvert de whisky. Chiale à torrents, frotte son front contre ce ventre. À travers ses larmes, elle voit les ongles rouges brillants et immobiles. Elle vide une autre bouteille sur le corps. Elle le recouvre soigneusement. En verse une troisième.

Maintenant, chaque fois qu'elle y pensera, ça sera d'abord comme ça. En sous-bois, jolie lumière, la gorge arrachée et mouillée de whisky.

Elle repense à Francis. Ça semble tellement loin. Bouclage de boucle. Heureusement que «toujours» elle peut compter ça en heures.

Elle cherche son briquet et fait cramer une carte routière. La tient à bout de bras jusqu'à ce qu'elle ait bien pris feu.

La balance sur le corps. Ça aussi c'était vrai, le whisky brûle bien. Le corps se recouvre d'une flamme courte et uniforme, une couverture qui danse. Le premier truc qui crame, ce sont les cheveux, en grésillant. L'odeur est forte. Puis une nouvelle odeur, celle de la peau. Ça fait penser aux desserts flambés dans les restaurants.

Nadine s'appuie contre l'arbre pour vomir. Elle continue a sangloter, ce qui fait que la gerbe sort par saccades et l'étouffe. Elle ravale du vomi qu'elle recrache aussitôt, elle tombe à genoux dans la gerbe et ne cherche pas à se relever.

Plus tard, elle remonte dans la voiture. L'autoradio à fond.

The monopoly of sorrow.

II y a une tache sombre de sang sur la banquette arrière. Machinalement, Nadine réfléchit que ça ne se remarque pas trop sur la housse sombre.

Elle se regarde dans le rétroviseur. Elle a moins l'air d'un mec avec ses yeux bouffis.

Elle décide d'aller au rendez-vous avec Fatima.

I went in war with reality. The motherfucker, he was waiting for me. And I lost again.

Ça ne fait pas une semaine qu'elles se connaissaient.

TROISIÈME PARTIE

Elle fait un premier tour du parking au ralenti. Elle ne pleure plus. Crampes aux mains car elle serre le volant trop fort. Elle écrase une cigarette dans le cendrier à côté de la boîte à vitesse. En rallume aussitôt. Parcourt des yeux la foule sur le parking. Elle a mis les lunettes de soleil de Manu. Elle a du mal à faire attention, à se souvenir qu'elle cherche Fatima parmi ces gens. Elle pense dans le désordre, par saccades. N'importe quoi lui vient à l'esprit. Elle aime bien laisser la musique lui venir dans la tête et y prendre tout l'espace. Elle peut tous nous choisir pas besoin de courage. Le morceau se confond bien avec sa propre angoisse, une réalité sonore adéquate. Comme une manifestation dehors de ce qui se détraque dedans. La peur est là, on ne la voit pas, on ne la sent pas, on peut la sentir sur les routes la nuit. C'est la dame blanche.

L'araignée tisse sa toile entre elle et l'extérieur, lui donne du calme en retour. Elle est bouclée au fond d'elle-même.

Elle fait un deuxième tour, elles s'étaient dit vers la station d'essence. Son esprit se barre et lui balance des images de Manu, en vrac.

Fatima est appuyée à un panneau de numérotation d'allée, l'allée 6. Tarek est assis par terre à côté d'elle, une bouteille de Coca en plastique entre les jambes. Nadine se demande si elle a envie de les voir.

Ils viennent vers elle. Nadine se rend compte qu'elle doit avoir un visage très particulier, à l'expression qu'ils prennent en approchant. Elle reste debout, immobile, attend qu'ils la rejoignent.

Tarek lui sourit largement:

– Je ne t'avais même pas reconnue.

Il est un peu embarrassé, il ne sait pas bien quoi dire. Il la dévisage avec une inquiétude grandissante. Elle aime bien sa voix, mais elle ne trouve rien à lui dire. Fatima la considère et ses yeux sont plus sombres que jamais. Elle l'enlace sans hésitation, la serre contre elle pour la consoler et, quand Nadine recommence à pleurer, elle la broie contre sa poitrine.

Puis Nadine s'écarte d'elle, dit:

– Elle s'est fait descendre, il y a une heure. Une connerie.

Les mots sortent mal prononcés. Le ton sur lequel elle l’a dit est vraiment saugrenu, déplacé. Elle ne veut pas parler. Ils sont en dehors de tout ça, inexorablement, même si Fatima est chaude et vivante. L'araignée a fait du bon travail, la toile est plus solide et opaque qu'un mur. Une partie de son cerveau s'est tranquillement détachée et la regarde faire. Se tenir droite sans rien dire, suivre Tarek à la voiture.

Elle ne pleure plus. Elle est abasourdie et fatiguée. Elle se laisse conduire. Tarek s'assoit derrière avec elle, lui parle doucement. Il explique qu'ils vont dans un Formule 1, que ça ne craint rien, qu'ils s'occupent de tout. Il lui demande si elle veut boire quelque chose.

Elle voudrait qu'il lui foute la paix, mais elle ne dit rien. Elle regarde par la fenêtre. Elle se sent loin de ce monde, incapable de trouver un signe connu d'elle que ces gens comprendraient.

Dehors, les maisons sont grises même avec le soleil qui leur coule dessus, pas de couleur à faire exploser. Des gens font un constat au bord de la route, ils se sont rentré dedans. Un gamin court après un gamin plus petit sans qu'on sache s'ils jouent ou s'ils se battent sérieusement. Un groupe de filles attend le bus, elles sont habillées court. Elles ont toutes les mêmes cheveux bruns et lisses. Un groupe de Rebeux discutent sur un banc, regardent passer les gens en fumant des clopes. Tarek continue de lui parler.

Nadine demande brusquement:

– Et Noëlle? Vous l'avez trouvée?

Fatima répond qu'elle n'est pas venue au rendez-vous. Nadine se désintéresse de ce qu'elle explique ensuite. À la vitre passent un hôtel délabré, puis un restaurant avec une terrasse fleurie et des gens habillés pour l'été, une école comme on en construisait dans les années 70, contreplaqué gris et rosé. Les grilles des magasins sont baissées, il est plus tard que sept heures.

Ses mains bougent sans arrêt, sans qu'elle y prête attention. Remettent ses cheveux en place, ouvrent un bouton de sa chemise et le referment aussitôt, se posent sur ses genoux, pétrissent sa nuque, remettent ses lunettes, frottent ses yeux. Tarek prend ses mains dans les siennes, les enferme dans les siennes. Le geste est implorant. Il les serre davantage. Elle se colle contre lui, s'agrippe à lui, enfonce son visage dans son cou. Le contact de son corps lui fait d'abord du bien et elle tâche de s'engouffrer dans lui. Puis elle retombe brusquement. Se voit faire et comprend que ça ne sert à rien. Elle se rassoit, droite sur son siège. Elle aimerait lui dire quelque chose pour le rassurer. Elle n'a pas envie de parler. Elle sort son walkman.

Ouverte sur le noir; la nuit, tu peux y voir brûler ses yeux, l'éclat du feu, la peur est une bête qui adore que tu saches pleurer.

Quand ils arrivent sur le parking elle dit: «Je vous laisse là.» Tarek la prend par le bras, elle voudrait qu'il arrête de la toucher. Il dit presque méchamment: