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Mais elle attendra le temps qu'il faudra et endurera ce qu'il faudra. Patiemment et faisant de son mieux pour ne pas l'agacer, jusqu'à ce qu'il revienne.

Un type se lève de sa table et titube jusqu'au comptoir. C'est pourtant tôt pour être dans cet état. Il essaie d'obtenir un crédit du barman, se fait jeter.

Une brune fait son entrée, les yeux du garçon à l'autre bout du comptoir s'écarquillent. Celle-ci lui déclenche le grand jeu en matière d'émotion. Il sort de sa tranquille indifférence, s'agite sur son tabouret, répond au clin d'œil du serveur:

– C'est pas de notre faute, on est entouré de vicieuses.

Nadine observe la fille en question, elle cherche à la voir avec ses yeux à lui. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Peut-être qu'elle ressemble à la première petite fille qui l'a laissé glisser un doigt dans sa fente. Ou peut-être qu'elle a le même sourire que cette fille en papier dont il aura taché la photo à force de se branler en la matant.

Il est rejoint par un collègue à lui, à qui il demande innocemment:

– Tu la connais la petite brune là-bas?

– Bibliquement. Une suceuse de première.

– Je ne demande qu'à te croire sur parole, mais je préfère vérifier par moi-même. Y a moyen que tu me présentes?

Ils prennent leurs verres et vont s'asseoir à sa table.

À côté de la porte, une métisse ultra-haute température terrorise deux garçons du haut de ses hauts talons. Sa jupe s'arrête pile où lui commence le bas-ventre, découvrant des jambes interminables et les garçons évitent d'imaginer comment elles s'enroulent autour de la taille de celui qui la travaille. Elle les écoute en souriant, main sur les hanches, bouge un peu du bassin quand elle éclate de rire. L'appel au sexe se conjugue ici à l'impératif et comprend un voyage pour l'enfer. Elle est fatale, au sens premier du terme. Tout le monde dans le bar connaît des histoires de garçons rendus fous à cause d'elle et tous les garçons du bar ne demandent qu'à y passer.

Nadine l'a vue un soir s'écrouler au bout de la rue, entre deux voitures, après une dispute avec un amant à elle. Le garçon blême se penchait sur son corps atrocement crispé, stupéfait qu'on puisse souffrir autant et terrifié par ce déchaînement de rage. Elle était possédée, cherchait à se sortir le mal en se criblant le ventre de coups, s'enroulant sur elle-même en hurlant, brûlée vive de l'intérieur.

Nadine avait été gênée d'être l'involontaire témoin de cette scène, en même temps que violemment attirée par cette fille.

– Nadine, téléphone pour toi. Je crois que c'est Francis justement.

4

L'évier de la cuisine est encore bouché. L'eau y croupit d'autant mieux qu'il fait très chaud. Manu entasse donc la vaisselle sale dans l'évier de la salle de bains.

Pour une fois, Radouan n'a pas exagéré: c'est du tamien de première qualité.

Elle flanque le cendrier dans l'eau sans l'avoir vidé. Une pellicule noire recouvre instantanément tout ce qui trempe. Elle insulte copieusement le cendrier et claque la porte de la salle de bains pour ne plus voir ça.

Il faut qu'elle sorte acheter à boire. Elle cherche un blouson pas trop taché dans le tas de linge sale. Elle jure d'aller faire un Lavomatic avant la fin de la semaine. En remontant la fermeture d'une veste qui pue le tabac froid, elle se rend compte qu'il fait bien trop chaud pour mettre une veste.

Elle a l'impression d'avoir décidé de sortir pour acheter à boire il y a plusieurs heures. L'appartement s'est transformé en gigantesque casse-tête.

Du tamien de première, Radouan lui en a laissé une large part.

Elle ne sait plus où sont les clés de l'appartement. Retourne tout ce qu'elle peut retourner dans l'espoir de mettre la main dessus. Cherche même dans le frigo, sait-on jamais.

Elle les trouve enfin dans une poche de jean.

Elle se retrouve dans la rue, quand même. Le soleil lui cogne à la gueule comme un projecteur pleine face, il fait chaud à s'asseoir sur le trottoir en attendant le soir. Elle plisse les yeux, se rend compte qu'elle a oublié ses lunettes, renonce à remonter les chercher.

En marchant, elle compte sa monnaie dans la paume de sa main. Il semble qu'elle a assez pour acheter deux bouteilles de bière. Elle regrette d'avoir oublié les consignes.

Elle est distraite de ces considérations en remarquant que son vernis n'a pas séché du tout comme prévu. Il fait de nombreuses petites rides sur l'ongle. C'est finalement plutôt joli.

Une fille traverse la rue pour lui dire bonjour. Elles n'ont pas grand-chose à se dire mais habitent le même quartier depuis des années. La fille a les yeux noyés dans un crachat interne, elle semble encore moins en phase avec la réalité que Manu. Défoncée modèle courant, incollable sur les heures d'ouverture des pharmacies du quartier et sur le tableau B. Constamment démangée de l'avant-bras, elle a du mal à finir ses phrases.

Quand elle est arrivée au quartier, c'était une jolie plante qui finissait des études que personne ne l'aurait crue capable de faire, pleine de projets et pouvant décemment prétendre les réaliser. C'était il y a déjà fort longtemps et la réalité l'a depuis rappelée à l'ordre et au ruisseau, mais elle considère toujours que le glauque n'est qu'une parenthèse dans sa vie et compte la refermer définitivement. Elle est la dernière personne à croire en elle-même, qu'elle peut encore s'en sortir. Manu discute un moment avec elle.

Puis, elle reprend sa route, jette un œil au bar du coin, des fois qu'il y ait quelqu'un qu'elle aurait envie de voir. L'endroit est tapissé d'une couche de crasse grasse. Cour des miracles sans éclat, ici le fétide n'a aucune connotation romanesque.

Un type sort du bar et la rattrape un peu plus loin:

– T'as pas vu Radouan?

– Non. Je sais pas où il est.

C'est une habitude chez elle, comme chez tous les habitants du quartier. Rien vu, rien entendu, qu'on la laisse tranquille. Le type s'excite brusquement:

– Putain, si tu le vois, tu lui dis qu'il est wanted ce con, on le trouve, on le tue.

– J'habite pas avec lui.

– Ben si tu le vois, tu lui dis à ce fils de pute: «On le trouve, on le tue.» C'est assez clair comme ça?

– Qu'est-ce qu'il a fait de si grave? Il a pas voulu payer ta mère?

– La putain de toi, tu me parles mieux ou c'est toi que je défonce. OK? Tout le monde sait qu'il est tout le temps fourré chez toi, alors fais pas trop la belle ou c'est chez toi qu'on débarque. OK?

– C'est clair comme ça.

Il lui parle à deux centimètres du visage, prêt à lui en coller une. Elle profite de ce qu'un autre lascar approche et veut lui parler seul à seul pour s'éclipser.

Radouan a dû faire une sacré connerie pour enflammer les esprits à ce point, bien que par ici les esprits soient toujours à la limite de l'incendie. Elle aurait quand même dû le jeter tout à l'heure, ne pas plaisanter avec lui. Elle aurait dû chercher à lui faire comprendre. Elle hausse les épaules, après tout elle n'est pas éducatrice.

Un J7 de location est garé devant l'épicerie. Une bande de jeunes le charge de matériel sono. Ils ont envahi le trottoir d'amplis, d'éléments de batterie, d'étuis guitare. Ils lui disent bien poliment bonjour, soucieux de rester abordables bien que musiciens. Profitent de ce qu'elle est là pour lui faire une démonstration de connivence, échangent des private jokes et rigolent en se tripotant au passage. Ils expliquent qu'ils descendent jouer à quelques kilomètres au sud, ça a l'air de leur faire bien plaisir.

L'un d'eux lui demande:

– Au fait, Dan s'est fait cambrioler son appart. Ils ont embarqué sa basse… Alors, si t'entends parler d'une Rickenbacker qui se refourgue, ça serait cool de nous prévenir.

– Une Rickenbacker? Sans problème, je vous fais signe.

Qu'ils aillent se faire foutre! Elle s'imagine bien aller trouver le type qui l'a tirée, lui expliquer que ce sont de gentils musiciens et qu'il faudrait la rendre. Mais qu'est-ce qu'ils font avec leur crâne tous ces gens?