Elle referme la porte derrière elle. Il n'y a personne dans l'allée. Les gens d'ici en entendent de toutes les couleurs, ils ne sortent pas pour un simple coup de feu. Manu dit: «Ouais, mais d'habitude c'est pas moi qui tire, tas de connards.» Elle ne sait pas exactement si elle l'a dit à voix haute ou dans sa tête. À y regarder de plus près, elle est franchement défaite.
Il commence seulement à faire nuit. Les jours sont vraiment longs en été. Dans un bar, elle cherche «Burgorg» dans l'annuaire. Note l'adresse. Elle ne sait pas où ça se trouve exactement. Le mieux serait de prendre un taxi, mais elle n'a pas un franc sur elle et c'est pas le moment d'ouvrir la caisse.
Dans la rue, elle croise un petit monsieur en costume. Elle ressort son flingue sans savoir s'il est chargé ou non et le lui colle sur le front.
– Dis-moi, petit homme, t'as bien un portefeuille? Tu me le donnes, parce que moi, contrairement à toi, c'est mon jour de chance.
Si ce mec l'emmerde, elle lui défonce son crâne légèrement dégarni à coups de crosse. Mais le monsieur est blême, il lui tend son portefeuille sans chercher à discuter.
– Alors maintenant, rentre ta tête et cours… Je veux plus te voir.
Elle s'éloigne à grands pas dès qu'il se retourne pour courir. Elle ouvre le portefeuille; c'était pas un coup de vice: il est plein de thunes. C'est donc réellement son jour de chance. Elle répète pour elle-même: «Aussi simple que ça, le secret c'est de pas hésiter.» Pourquoi ces gens qui ont une carte bleue gardent-ils du liquide sur eux? Elle a du mal à comprendre. Mais ça tombe bien… Elle se rend à la station de taxis, répète parfois pensivement: «Aussi simple que ça, ne pas hésiter.»
Burgorg, le responsable de la conditionnelle de Camel, habite un quartier résidentiel type middle class. Pas terrible, vraiment pas terrible. Pendant le voyage, Manu fait un effort pour se familiariser avec le goût du gin. Pas terrible non plus, carrément pas.
Le taxi la largue pile devant la maison. Il ne lui a pas décroché un mot de tout le trajet.
Avant de sonner, elle a la présence d'esprit de recharger le gun. Ça lui prend un moment. Elle est quand même bien dans le rouge.
Elle sonne. Le type qui vient ouvrir est grand, pas épais, la quarantaine. Elle l'imagine facilement en train de faire le beau, prendre la tête aux types en conditionnelle avec ses mots d'esprit. C'est pas qu'ils ont tous la même gueule, mais on les reconnaît quand même bien.
Elle demande:
– Monsieur Burgorg?
– Oui.
– Bonjour, je suis la petite sœur de Camel, celui qui s'est pendu il y a pas longtemps. Vous voyez?
Il fait oui de la tête. Il ne sait pas s'il doit la virer tout de suite.
– Voilà, monsieur: il y a des petits détails qui m'chiffonnent dans cette affaire.
Il s'est ressaisi. Il se tient droit et s'adresse à elle sur un ton péremptoire, typique des pros de l'autorité:
– Je ne vois pas ce que…
– Moi si. J'te vois par terre, ta sale gueule en morceaux, j’te vois bien les tripes à l'air…
Elle recule d'un pas et vise à la gorge. En fait, la balle le prend en haut du torse; du coup, elle tire une seconde fois, plus haut. Manqué. Il vacille vers l'arrière, elle s'approche et lui colle le canon contre l'estomac. Tire une nouvelle fois et le regarde s'affaler à ses pieds.
D'un point de vue strictement visuel, c'est plus probant que la première fois. Plus de couleurs. Et puis elle est moins novice, elle en profite mieux.
Une femme arrive de la maison en s'essuyant les mains avec un torchon. Elle hurle dès qu'elle le voit à terre. S'en ramasse une dans le ventre elle aussi. «Dommage que je sache pas viser; dans la glotte, ça aurait eu plus de gueule.» Manu enjambe le corps du flic, se tient à quelques pas de la femme et lui démolit le visage jusqu'à ce que le chargeur soit vide.
À chaque détonation, son corps est poussé vers l'arrière, elle pense à bien bloquer son épaule.
Elle ramasse son sac et se barre en courant. Elle prend le premier bus qu'elle croise. Et maintenant, qu'est-ce qu'elle pourrait bien faire?
11
Le voyage en train est interminable, l'hôtel facile à trouver. A la réception, elle demande M. Pajet. Le Rital mal rasé lui donne le numéro de chambre et ajoute:
– Mais ce n'est pas une chambre pour deux que le monsieur a pris…
– Je ne dors pas là, je passe juste pour la pipe du soir.
Elle frappe à la porte, Francis met du temps à ouvrir. Il dormait.
Il tourne en rond dans la chambre et la fait paraître trop petite. Il se masse la nuque. Il a du mal à rassembler ses esprits.
– C'est fou c'que j'dors bien maintenant que j'suis vraiment dans la merde.
Elle s'assoit au bord du lit. Attend patiemment qu'il soit en état de discuter. Elle ouvre son walkman pour changer les piles. Il dit:
– C'est pas brillant dans l'ensemble. À vrai dire, je sais pas bien quoi faire. J'ai quelques idées, je voudrais qu'on en discute. Je veux ton avis sur la question.
– T'as pas l'air trop mal.
– Ça te travaille ça, on dirait… Non, je dors comme un bébé. J'arrête pas de dormir, j't'ai dit. Mais je suis bien le premier à trouver ça surprenant.
Il a un sourire bizarre, une grimace de sourire. Puis, il reprend:
– Le premier truc à faire, c'est descendre chercher du speed pour y voir plus clair et arrêter de dormir. Faudrait qu'on fasse rapide et efficace, j'ai vraiment beaucoup de trucs à te dire.
Elle acquiesce, il lui tend une photocopie d'ordonnance vierge:
– Tu peux t'occuper de ça, s'il te plaît?
Il s'est mis en tête qu'elle a une écriture de médecin. Et puis comme ça, il la tient au courant de ce qu'il prend. Comme sans faire exprès. Elle aurait dû dire non dès le départ, refuser d'être mêlée à ça. Maintenant, c'est un peu tard pour s'en rendre compte.
– En haut à droite, tu mets…
Elle l'interrompt:
– Je crois avoir fait ça assez souvent, je devrais pouvoir la remplir toute seule. En écrivant elle demande:
– Ça s'est passé quand exactement?
– Avant-hier soir. Ça a été une semaine de dingue. Y a pas mal d'éléments nouveaux dans mon histoire, je te raconterai tout ça depuis le début, pour que tu comprennes bien.
– On peut pas non plus passer toute la semaine ici.
On ne peut pas l'arrêter une fois qu'il est lancé. Digressions incessantes. Il a l'esprit qui va trop vite et partout à la fois, il secoue la tête:
– Non, non, je vais faire bref et concis, je vais assurer, c'est important. Faudrait pas que tu sois dans la merde à cause de moi. Le truc principal, c'est que tu donnes ça à Noëlle.
Il pose un passeport et une épaisse enveloppe brune sur la table.
– J'avais rendez-vous avec elle le samedi 13 juin au buffet de la gare de Nancy. Vers 17 heures. Si elle n'y est pas, même rendez-vous le lendemain. Elle passe les frontières à vélo, elle compte sur moi. C'est méga important.
C'est comme pour ses affaires: les choses ont l'importance qu'on leur donne. Il a un sens des valeurs et des impératifs particulier mais très précis. Noëlle n'a sûrement pas besoin de ça, mais il a décidé que c'était important. Ça le regarde.
Nadine signe l'ordonnance. Il faudrait qu'elle raconte à Francis ce qui s'est passé pour elle. Ça peut changer des choses au dialogue. Elle décide d'expliquer ça plus tard.
Il dit:
– Je vais descendre à la pharma tout de suite.
Et avant de sortir:
– C'est gentil d'être venue, je suis content de te voir. Ça va m'aider à voir plus clair de pouvoir causer à quelqu'un.
– Le type à la réception était pas trop d'accord pour que je dorme là.
– Je m'en occupe. T'as vu: il y a une pharmacie de garde pile en face de l'hôtel.
– J'ai vu. Ça ne m'a pas surprise, t'es bien le genre de garçon à savoir choisir son hôtel.
Ça le fait sourire et il sort. Elle s'étend sur le lit.
Elle est contente de le voir aussi, elle se demande subitement si elle n'a pas étranglé Séverine juste pour pouvoir rester avec lui.
Elle se sent liée à lui maintenant, inexorablement.
Je sais qu'à la fin je resterai seule avec vous. Et j'attends ce moment.
Elle aurait dû penser à acheter à boire.
Il met du temps à revenir, alors que la pharmacie est vraiment juste en face. Heureusement qu'ils vont avoir du speed, elle est vraiment crevée.
Il met trop de temps. Elle ramasse ses affaires, prend l'enveloppe et le passeport – plus tard, elle sera surprise d'y avoir pensé.
Il est sûrement en train de se prendre la tête avec le réceptionniste. Il est capable de le convaincre que non seulement il n'y a pas de supplément à payer, mais encore que pour le même prix il devrait leur louer une suite.
Elle ne le trouve pas en bas, la réception est vide et la porte grande ouverte. Sur le pas de la porte, elle le voit sortir de la pharmacie en reculant et sans toucher le sol. Déflagration assourdissante. Le crâne déchiqueté dans l'air, une large gerbe sombre dans le noir. Une balle dans la tête.
Des fenêtres s'allument et quelqu'un se précipite sur le corps. Elle part vers la gare, sans réfléchir. Ça fait un drôle de grabuge dans son ventre à elle. Les jambes ne tiennent pas bien. La peur se matérialise et ricoche à l'intérieur. Elle fait caisse de résonance, l'écho en aller et retour s'amplifie en larsen. Elle pense: «Il n'y a plus de train à cette heure-ci.» C'est tout ce qui lui vient. Comme une de ces chansons stupides qu'on se retrouve à fredonner et rien à faire pour s'en débarrasser. «Il n'y a plus de train à cette heure-ci.» Elle reste debout devant la grille. «Plus de train, c'est trop tard.»