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La vieille tente de détourner l'attention du gamin qui les fixe, fasciné par Manu qui mange mal et beaucoup à la fois. Quand elle mâche, on voit bien les couleurs se mélanger parce qu'elle garde la bouche grande ouverte. Appliquée à bien remplir son rôle d'éléphante dégénérée dans une maison de poupée.

Les deux vendeuses échangent un coup d'oeil, irritées en même temps qu'un peu décontenancées, pas habituées à ce qu'on confonde leur boutique avec une cafétéria.

L'une d'elles est châtain clair, frisée. Le rose des joues aggravé par une légère couche de poudre. Les sourcils non épilés partent en «V» sur son front et lui donnent un air attentif, comme prête à gronder. Petite bouche, fine, rose comme sa blouse. La lèvre du haut est bien dessinée, celle du bas un peu plus charnue. Nadine commente: «Elle est née pour sucer, celle-là», assez fort pour que tout le monde entende.

L'autre fille est plus ronde, brunette coupée au carré. Les dents très blanches, comme de la porcelaine. Elle porte plusieurs anneaux au poignet, des cercles argentés qui bougent quand elle débarrasse les tables. Joli bruit.

Elles portent toutes les deux les mêmes blouses roses avec un col blanc et des chaussures basses en toile de couleur claire, sans tache et soigneusement lacées.

Nadine dit qu'elle n'a pas faim. Sans qu'elle sache pourquoi, l'endroit lui remet l'inquiétude en marche. Le troisième œil s'ouvre, la mauvaise voix s'enclenche. Dans ce décor et avec ces gens, elle se sent méprisée d'office, décalée. Elle se voit par leurs yeux et elle se fait pitié. Manu continue son cirque avec le gamin et ne se rend compte de rien. Nadine serre les dents et fixe la table. Elle ne veut pas que ça la reprenne. Elle est tapie au fond d'une cage, elle se recroqueville dans un coin, des mains aveugles et invisibles cherchent à l'agripper. Elle sent leurs mouvements dans le noir. Elle est vulnérable et pétrifiée de terreur. Il faut trancher ces bras qui lui veulent du mal. En elle, l'araignée règne et l'attend, avec une infinie patience.

Du coin de l'œil, elle surveille les deux caissières, elles ont peur. Cette pensée dénoue l'oppression, par magie.

Les deux filles ont peur. Elles crânent encore un peu et nettoient leurs comptoirs. Mais elles crèvent de peur.

Nadine pense: «Ces connes nous ont peut-être reconnues et appelé les flics.»

Mais elle n'y croit pas.

Il y a quelque chose chez elle et chez Manu qui les inquiète.

Nadine se rend compte qu'elle adore ça, la sensation de les sentir palpiter.

La grand-mère se lève, excédée par le petit manège de Manu. Elle rassemble ses affaires, emmitoufle l'enfant, passe à la caisse pour payer. Le gamin fait la gueule, il ne veut pas partir tout de suite, il reveut une glace. Il fait du bruit. Il doit avoir dans les cinq ans.

Nadine pense aux journaux à l'hôtel, et aux assassins d'enfants. Elle pense aux gros titres et aux commentaires de comptoir quand un enfant est tué. L'effet que ça fait aux gens. Même elle, elle aurait du mal faire ça.

S'exclure du monde, passer le cap. Etre ce qu'on a de pire. Mettre un gouffre entre elle et le reste du monde. Marquer le coup. Ils veulent quelque chose pour la première page, elle peut faire ça pour eux.

Elle sort son flingue, enchaîne les gestes sans avoir à réfléchir. Respire profondément, ne lâche plus l'enfant des yeux. L'enfant qui fait son caprice et ne veut rien entendre. Le canon prolonge son bras, brille au premier plan, au milieu du visage du gosse. La vieille hurle juste avant la détonation, comme un roulement de tambour annonçant son solo.

Elle a à peine hésité. Il fallait le faire.

Elle dévisage le petit au premier coup. Juste au-dessus des grands yeux bruns renfrognés parce qu'il boude. Il n'a pas le temps de changer d'expression. Il n'a pas le temps de comprendre. En tombant, il renverse un panier plein de bonbons emballés dans du papier brillant multicolore.

Nadine se surprend à regretter que cette image ne passe pas au ralenti et à remarquer que c'est une réflexion qu'elle a volée à Manu.

La serveuse bouclée se tient prostrée derrière le comptoir, secouée de sanglots nerveux, les mains devant la tête pour se protéger. Nadine tire dans les mains, puis l'attrape par les cheveux, enfonce le canon dans sa bouche et tire une seconde fois.

Pendant ce temps, Manu s'est occupée des deux autres. La tête de la vieille a glissé sous une table, un misérable coulis de sang lui gargouille à la bouche, s’étale gentiment sur le carrelage brillant. L'autre serveuse est allongée plus loin, tout le devant d'elle est déjà rouge.

Avant de sortir, Nadine jette un dernier coup d'oeil de la porte. Elle sait qu'elle a photographié la scène, et qu'elle pourra en profiter calmement plus tard. Des camaïeux de rouge, des attitudes grotesques.

En sortant, elles voient quelques têtes rentrer précipitamment. Elles détalent, Manu la prend par la main pour l'aider à aller plus vite. Elles s'engouffrent dans une ruelle, Nadine s'entend rire comme quand on rit de vertige avant la grande descente du manège. La petite ralentit, se retourne. Elles s'écroulent sur un bord de trottoir. Fou rire nerveux. Se calment, se regardent, et recommencent à rire.

À un croisement plus loin, elles demandent un renseignement à un type en BM grise. Il sort un plan de la ville pour les aider à se situer. Manu ouvre la portière et l'extirpe du véhicule par le col de sa veste. Il s'accroche à elle, elle lui décroche un grand coup de pied dans les tibias et, quand il tombe, un autre dans les gencives. Paradoxalement, Nadine entend les dents craquer sous le choc alors qu'elle est assez loin d'eux.

Elle se met au volant, fait doucement le tour du type qui se traîne à terre. Passe sur lui en accélérant brusquement, Manu a ouvert sa fenêtre et tâche de le toucher. Elle vide son chargeur.

Les yeux encore humides à cause du fou rire dans la ruelle, la petite exulte, cogne son poing dans sa main en braillant:

– Putain, c’qu'on est synchro, toi et moi, j'y crois pas une seule seconde. On dirait qu'on fait ça depuis toujours. J'y crois pas une seule seconde.

– T'as dit qu'on allait où?

– Marseille. C'est plein de garçons.

Nadine entre une cassette dans l'autoradio.

Come on, get in the car. Let's go for a ride somewhere. You make me feel so good. You make me feel so crazy.

Manu ne se calme résolument pas, elle se tortille sur son siège et parle sans arrêt:

– T'as vu, ça fait comme dans les jeux vidéo, quand t'en es au tableau mortel dur. T'as des envahisseurs de partout et tu les corriges tous, t'es trop forte, quoi. Ce coup-là, il était risqué. Ça fait son charme. Un gamin, c'est abusé. Franchement, je l'aurais pas fait. Mais t'as eu raison: faut abuser. Faut acheter à boire aussi. Il fait grande soif à cette heure. Bon, mais je te préviens tout de suite: on va s'arrêter dans une épicerie arabe et je veux pas de carnage chez les Arabes. T'as pas de principe, toi, tu veux tirer sur tout le monde.

– Je m'en fous des Arabes. Je croyais qu'il fallait abuser.

– Faut abuser. Mais faut pas abuser tout le temps. Y a un équilibre savant à trouver.

– Tu me fatigues avec tes Arabes. T'aurais pu faire quelque chose de ta vie. Style éduc ou assistante sociale, t'as du bon sentiment en stock.

– Ils m'auraient laissée faire, moi j'aurais fait du bien à tout le monde. A la base, je suis du style à faire passer Mère Teresa pour une grosse salope. Mais ces gens sont trop faibles, ils sont nuisibles, y a pas moyen de leur faire du bien. Ça grappille, ça se laisse aller, ça se plaint tout le temps. C'est chiant. Et surtout, ils ont pas de valeurs. Je peux rien faire pour eux.

Pour dire quelque chose, Nadine commente:

– Savent pas ce qu'ils perdent.

Et la petite reprend:

– Putain c'que j'ai soif, moi. J'en reviens pas de ce que t'as fait. J'allais partir aux chiottes, me vider un peu l'estomac en me faisant gerber, peinarde, pour pouvoir reprendre des gâteaux… Ils étaient bons ces gâteaux, vraiment, on aurait dû penser à en prendre, on déconne. T'as sorti ton flingue, et j'ai tout de suite fait feu, sans réfléchir. De la haute voltige, y a pas. Ça, c'est du baptême, grosse, t'auras pas fait les choses à moitié.

Elle sort des morceaux de chocolat de la poche de son blouson, du bout des doigts ôte les petits fils qui se sont collés dessus. Elle en propose à Nadine.

Au volant, la grande se sent infiniment calme. Elle roule trop vite et conduit bien. La petite a raison, elles font ça vraiment bien toutes les deux.

Angels are dreaming of you.

La sensation de bouffer personnellement la route, une seule bouchée. Elle réfléchit à voix haute:

– Ils vont être contents demain à l'hôtel. Du sang, des flingues et un walkman.

– Pourront convoquer la presse, vont pouvoir se masturber un peu la bande à écriveurs de nazeries. Je parie que ces connards de flics cogitent sur nos moindres mégots de clopes. Putain, vivement demain qu'on lise ça!

– J'comprends pas que tu lises ça, moi ça m'énerve trop.

– Tu prends tout trop au sérieux, toi, t'aimes bien te torturer, alors tous les prétextes sont bons. Moi, rien que d'imaginer les gens du quartier en train de lire ça, je suis morte de rire. J'y retournerais bien faire un tour, leur taper sur l'épaule: «Alors les kids, les soucis quotidiens, ça se passe comment? Toujours aussi triste?»