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– Tu veux qu'on y aille?

– Non. Je veux plus jamais aller là-bas.

17

Elles roulent assez longtemps, croisent un mec en train de pisser dans un champ. Balle dans le genou, balle dans la nuque. Changement de voiture, au cas où…

Elles discutent pour savoir si elles seront recherchées par hélicoptère, comment ils peuvent organiser le truc. Nadine fouille dans son sac et dans ses poches sans quitter la route des yeux:

– Merde, j'ai oublié ma cassette dans l'autre voiture, quelle conne!

– Ça fera grosse promo au groupe.

– Ils n'ont pas besoin de moi, merde, quelle conne!

– Y a pas d'autoradio dans cette voiture, tu t'en fous.

Elle change de ton:

– C'est un camion de flics. Putain, c'est un putain de camion de flics, c'est sûrement un barrage, quelle putain de route!

Manu parle vraiment vite, mais calmement. La route est à peine éclairée, Nadine fronce les yeux. À quelques mètres, un camion de flics est effectivement garé sur le bas-côté. Familière sensation du coup au cœur. Avec le temps, on y prend goût. «Nous y voilà.»

Manu articule tranquillement, c'est la première fois qu'elle est aussi posée:

– Dès que ça déconne, tu fonces. Moi, je tire. Tout ce qui bouge. T'oublies pas qu'on est une équipe hors pair. On essaie de passer. Au moins, on leur fout un bordel sans précédent. Mais on se rend pas.

Elles arrivent à hauteur de la camionnette. Du coin de l'œil, Nadine capte que Manu sourit méchamment. Elle prend sa main dans la sienne, elle a honte de son geste en même temps qu'elle le fait. Sauf que Manu mélange tout de suite ses doigts aux siens, et tient sa paume serrée à en faire péter les articulations. Nouées, crispées l'une dans l'autre. Invincibles, même si elles n'ont pas une seule chance.

Elles dépassent la fourgonnette. Il n'y a personne à l'intérieur. Nadine comprend très précisément le sens de l'expression: «Son cœur va sortir de sa poitrine.» Et décidément, elle ne déteste pas ça. Elle a confusénient envie qu'ils barrent le passage. Pour jouer la partie, tenter le coup.

Quelques mètres plus loin, les phares éclairent deux flics en train de fouiller une fille contre un mur. Manu articule entre ses dents:

– J'y croîs pas une seule seconde. Rien à voir avec nous.

Au moment où elles arrivent à leur hauteur, la fille met une tête à l'un des deux flics, il recule de quelques pas, elle se barre en courant, l'autre flic a porté la main à son ceinturon. Manu hurle: «Arrête toi», et la voiture fait du bruit en dérapant un peu sous le brusque coup de frein. Manu tire jusqu'à ce que les flics tombent, ils n'ont même pas le temps de riposter. Puis calmement, marche sur eux et leur colle quelques balles en prime chacun, en grommelant: «On est jamais trop prudent.»

La fille s'est arrêtée de courir. Elle est immobile à quelques mètres de là. Elle réfléchit un instant puis revient sur ses pas, sans se presser.

Stan Smith et bomber noir, les cheveux très longs et brillants, dans le noir. Rien que sa façon de marcher en impose. Crédible d'entrée de jeu dans son rôle d'amazone urbaine.

Retourne le premier corps sur le dos du bout du pied. Puis shoote dans la tête comme au foot en prenant un peu d'élan. Elle regarde l'autre corps, attentivement. Puis la voiture et seulement alors lève les yeux sur Manu. Elle déclare: «J'en ai jamais vu des morts», en montrant les deux flics. Elle ne fait aucun effort visible pour rester calme. La ligne de démarcation entre ce qui se passe dans son crâne et ce qui se voit sur sa face semble solidement dessinée. L'occasion n'est pas assez exceptionnelle pour qu'elle se laisse aller.

Manu sourit, se penche sur le flic.

– Ça fait toujours plaisir d'en refroidir.

Elle fait un signe du menton pour désigner Nadine avant d'ajouter:

– Elle, elle trouve que c'est tous du pareil au même. Moi, j'ai toujours une spéciale dédicace pour les flics.

Nadine est restée dans la voiture. Elle scrute le visage de la fille, qui ne lui a pas jeté un seul coup d'oeil. Les traits singulièrement réguliers, une allure de princesse. De l'élégance innée. Elle dit: «J'étais justement en train de faire une connerie.» Le ton est aussi neutre que possible.

Manu sort son paquet de clopes, en propose une à la fille, puis se rapproche d'elle pour lui donner du feu. Ça ressemble à un cérémonial, une prise de contact aux codes bien établis. La fille remonte la fermeture de son blouson, dit:

– J'habite pas très loin d'ici, avec mon petit frère. Un coin tranquille. Vous avez peut-être besoin de passer la nuit quelque part.

Manu se retourne vers Nadine, se penche à sa portière, demande:

– Qu'est-ce que tu en dis?

– C'est parfait pour moi.

La fille s'est éloignée de quelques pas, elle fume sa clope en regardant la route, les laisse délibérer tranquilles. Nadine ajoute:

– C'est pas que le coin soit très fréquenté, mais ce serait quand même plus raisonnable d'y aller tout de suite.

Et comme Manu marque un temps d'hésitation, comme si elle voulait dire quelque chose, et que, pour une fois, elle se demande comment le formuler, Nadine la rassure sèchement:

– J'ai bien compris qu'on tirait pas sur les Rebeus. Et a priori encore moins sur celle-là que sur une autre.

Manu secoue la tête et rigole:

– Le prends pas mal, grosse, mais t'abuses tellement facilement que je préférais tirer ça au clair.

Elle appelle la fille:

– Je m'appelle Manu; elle, c'est Nadine. On éviterait très volontiers l'hôtel ce soir. Mais tu peux vraiment te mettre dans la merde en nous hébergeant.

– Moi, c'est Fatima. Chez moi, c'est tout droit par là-bas.

Elle inspire le respect, implicitement. Nadine la dévisage dans le rétroviseur. À sa connaissance, aucune fille ne l'avait jamais jouée aussi dure et distante, du moins sans être ridicule. Elle cherche quelque chose à lui dire, puis décide de lui foutre la paix.

Manu déchire l'emballage d'une barre de Mars, la partage en morceaux et propose de la bouillie de chocolat aux deux autres. Comme elles refusent, la petite s'enfonce tout ça dans la bouche et mastique bruyamment. Ça n'a pas l'air de changer quoi que ce soit pour elle, qu'elles soient trois. Elle déclare pensivement:

– Moi et ma copine, on a bien cru que la fourgonnette était pour nous. J'ai eu peur à m'en faire péter les tripes. Putain, quelle chance on a, on est en train de rattraper toute une vie en quelques jours… Moi et ma copine, à tous les coups on gagne, c'est assez incroyable ce qui nous arrive.

Elle s'enfonce dans son siège et contemple la route en silence, arborant son sourire le plus stupide et satisfait. Nadine trouve une grimace dans le même registre, ce qu'elle a de plus proche du parfait contentement.

Puis Fatima prévient:

– Il faut prendre à gauche au prochain croisement.

Manu déclare en se grattant frénétiquement la tête:

– On peut pas se garer en bas de chez toi. Enfin, on peut, mais ça ne serait guère raisonnable. Ce qui le serait plus, c'est de s'arrêter quelque part et de brûler cette caisse.

– Y a un garage à la maison, mon frère a l'habitude de désosser les caisses, il vaudrait mieux qu'il s'en occupe.

Nadine l'a vue sourire quand Manu a parlé de faire exploser la caisse. De sa part, ce sourire fugace passe pour une franche explosion de joie.

Elle ne se lasse pas de l'observer dans le rétroviseur. Et, pour la première fois de sa vie, Nadine compatit avec ces garçons qui tombent amoureux fous d'une fille juste à cause de ses yeux.

Elle se répète que c'est ridicule, que cette fille est peut-être la dernière des connes, coincée dans une belle carapace. Rien n'y fait. Could you be the most beautiul girl in the world?

Elles stationnent devant une grosse maison grise, effectivement isolée au bord d'un chemin désert. Pas le genre de maison qu'on habite quand on est jeune. Fatima descend ouvrir la porte du garage. Nadine dit:

– Elle est hyper drôle la nouvelle.

– Ouais, encore une boute-en-train. Ce qui serait bien, c'est qu'ils soient pas muslims et qu'il y ait à boire et à fumer chez eux. Sérieux, comme j'ai soif!

18

Sur les murs du garage, les étagères sont encombrées de moteurs, d'autoradios, d'appareils photo, de magnétoscopes… Deux caisses de guitare et un ampli sont relégués dans un coin, à côté d'un scooter, d'un Mountain Bike et d'une moto partiellement désossée. Une fois les portes verrouillées, Fatima s'humanise sensiblement. Elle explique à Manu:

– C'est mon petit frère. Comme on a de la place, il fait dans la refourgue.

La petite regarde autour d'elle; en fait, les appareils sont classés par genre, il y a un rayon audio, un rayon son, un coin deux roues. Elle la joue connaisseuse et admirative:

– Putain, c'est un vrai chef magasinier, ton petit frère!

La réplique a les répercussions d'un «Sésame ouvre-toi!» Fatima y va d'un petit rire bref et grave, visiblement contente qu'elle reconnaisse les talents d’organisation du petit frère. Elle explique:

– Il est malin. Et puis, il ne fera pas ça trop longtemps, il ne va pas attendre d'avoir des ennuis pour changer de secteur. Pour le moment, ça nous sert bien; en plus, on s'équipe au passage. On ne manque de rien. Mais c'est juste en attendant.

– En attendant quoi? Vous allez faire le casse du siècle et vous barrer en Australie?

Fatima ne décèle aucune ironie dans la question, elle développe: